Revue des marques : numéro 47 - Juillet 2004
Saga Pelforth
Sous le signe généreux du pélican
Créatrice, en 1937, du marché des spécialités, Pelforth est, depuis 1992, inscrite au patrimoine culinaire français.
Toujours au premier rang des brunes, la célèbre bière du Nord est devenue une marque ombrelle, sous le signe du Pélican.
par Jean Watin-Augouard
Réclames des années 1960
Première extension de gamme -
1963
"Bière comme personne".
Après "signe particulier : Pelforth" en 1999, ce nouveau slogan, conçu par l'agence Publicis, signe les campagnes presse de Pelforth depuis 2001. Témoignage d'un retour aux sources pour une bière qui fut la première à créer en France le segment des "spécialités" mais également enracinement dans l'avenir où priment les valeurs de dégustation, de tradition et d'authenticité. Au reste, les signes particuliers ne manquent pas. Si les premiers s'inscrivent à la naissance de la marque, il faut remonter un peu dans le temps pour en comprendre la genèse.
En 1863, Louis Boucquey de Caesteker fonde une brasserie à Lille dans le quartier Vauban. Il s'honore d'y accueillir Louis Pasteur qui peut ainsi expérimenter ses travaux aux origines de la "pasteurisation".
Jusqu'à la Première Guerre mondiale, l'usine fabrique de la bière de fermentation haute (1) et la production varie entre 10 et 20 000 hl par an. Au sortir du conflit, Louis Boucquey, le petit-fils du fondateur, aurait pu comme d'autres brasseurs dont les usines avaient été, comme la sienne, endommagées et réquisitionnées - utilisation du cuivre pour l'effort de guerre oblige -, baisser la garde.
Il choisit de s'associer avec deux autres brasseurs, Armand Deflandre et Raoul Bonduel, pour relancer la fabrication, toujours à Lille.
Elle se fera sous le mode de la fermentation basse qui représente à l'époque 80 % du marché de la bière et, contrairement à la coutume de donner son patronyme à la société,les trois associés optent pour Pélican, le nom d'une danse, "la danse du élican", fox trot alors très à la mode. Le nom est prononçable dans toutes les langues et le symbole du Pélican suffit pour se faire comprendre.
Le succès est rapide : 10 000 hectolitres en 1921, 100 000 en 1933, dont 60 000 hectolitres en bouteille de 33 cl et le reste en fût.
Un nouveau segment
Une ère nouvelle s'ouvre quand, en 1935, Jean Deflandre, le fils d'Armand, entre dans la brasserie comme directeur technique, après des études de microbiologie et des stages dans des brasseries à Bruxelles et Nancy.
Il décide de lancer une nouvelle bière en 1937 pour contrer un concurrent, Porter 39, bière qui contient 39 kilos d'orge par hectolitre quand la moyenne est de 20 kg. On ne parle pas encore d'innovation de "rupture" quand il parvient à assembler deux malts d'orge (43 kg d'orge/hectolitre) et qu'il choisit une culture pure de levure de fermentation haute provenant d'une bière anglaise de la brasserie de Kingston and on Thames qui l'avait accueilli pour un stage. Quel nom donner à sa bière brune pour se distinguer de la concurrence ? Ce sera Pelforth, contraction des trois premières lettres "Pel" de Pelican et de "forte" car la bière est forte en malt avec, en final, un "h" pour créer un "th" anglais qui rappelle la provenance de la levure.
Avec Pelforth 43, la Brasserie du Pélican ouvre une nouvelle ère sur le marché de la bière alors dominé par la bière blonde et crée, de ce fait, le segment des “spécialités”.
"Durant les années 1930, la France est traversée par un courant anglophile et par un engouement pour tout ce qui vient d'Angleterre", rappelle Hervé Marziou, direction de la communication Heineken. Autres signes particuliers : une bouteille 33 cl. au format spécifique inspiré d'une bouteille vendue en pharmacie, qui tient bien sur les chaîne d'embouteillage, épaulée, avec, inscrit sur l'étiquette, le mot "scotch", une coutume anglaise pour désigner des bières fortes. Le chiffre 43 accolé à Pelforth rappelle les 43 kg d'orge/hectolitre et le 43ème régiment d'infanterie de Lille, célèbre depuis la Révolution française. Avec cette nouvelle bière, la Brasserie du Pélican ouvre une nouvelle ère sur le marché de la bière alors dominé par la bière blonde et crée, de ce fait, le segment des "spécialités". Lancée lors de l'Exposition à Lille, première foire commerciale tenue en 1937, Pelforth 43 bénéficie alors des réclames dans les journaux, les autobus et les tramways et sa commercialisation va s'étendre dans la région des Flandres, le Nord et le Pas de Calais. Dans le Nord de la France, on ne buvait pas d'eau minérale et très peu de vin. La bière était donc la boisson quotidienne des adultes mais aussi des enfants, d'où la vente de fût de 30, 50 ou 70 litres. Pour attirer la clientèle familiale, la réclame montre un papa Pélican avec la mère et les enfants dont l'un tire avec une ficelle un petit chariot contenant une Pelforth.
Slogan : "toute la famille en boit". Pour promouvoir la bière, des primes sont accordées sur les bouteilles donnant droit à des cadeaux et permettant ainsi à nombreux parents de préparer le trousseau de leurs enfants.
Les sous bocks apparaissent la même année et, puisqu'à chaque bière consommée, le sous bocks est changé, les additions sont faites plus facilement ! Autre "signe particulier" réservé aux clients cafetiers : le verre de dégustation "ballon" ou verre "calice" entouré d'un liseré or offre un diamètre plus petit en haut qu'en bas permettant à la mousse de bien tenir. Ce verre est différent du verre belge, droit et évasé en haut.
Il permet à la bière de s'épanouir, de prendre de la rondeur. Grâce à ses "signes particuliers", Pelforth avait une telle spécificité qu'elle échappait au contrat d'exclusivité dans les cafés qui vendaient une autre marque.
Les sous bocks apparaissent en 1943 et, puisqu'à chaque bière consommée, le sous bock est changé, les additions sont faites plus facilement !
Le nord pour Pélican, la France pour Pelforth
Faute de matières premières (dont le malt), la fabrication est interrompue durant la Seconde Guerre mondiale. Au moment de son relancement, en 1950, la notoriété de la marque Pelforth est telle auprès des consommateurs qu'elle peut songer à son extension dans le reste de la France. Grâce aux pasteurisateurs automatiques, la production, autrefois artisanale, entre dans la phase industrielle pour répondre à une consommation de masse. La Brasserie Pélican, alors une des premières brasseries dans le Nord, va conquérir la France avec Pelforth et non Pélican, bière moins connue. Marque régionale, Pélican sera vendue à domicile à 30 000 foyers, dans la zone Lille-Roubaix-Tourcoing, à la manière du laitier en Angleterre, dans une bouteille d'un litre à bouchon. Les maternités de la région du nord étaient également livrées pour les mères qui allaitaient. Avec le développement des grandes surfaces, la vente aux particuliers sera abandonnée.
Quant à Pelforth, son horizon est désormais la France. Le chiffre "43" va être progressivement abandonné car il rappelle trop les années de guerre. Nouveau "signe particulier" en 1955 : une nouvelle bouteille de 25 cl., plus trapue, de forme carrée, dotée d'une nouvelle étiquette avec, sur un fond rouge, Pelforth écrit en blanc. Les années 1960 s'ouvrent à la consommation de masse et la réclame devient publicité, elle aussi, de masse. La concurrence des brasseries alsaciennes (Kronenbourg, la boisson quasi officielle durant la guerre d'Algérie,Mutzig,...) conduit Pelforth à renouer avec la publicité.
Les premières affiches apparaissent dans le métro parisien. Slogans : "à chacun sa Pelforth" et "Une Pelforth par jour". On ne parle pas encore de moments de consommation quand Pelforth suggère d'accompagner sa dégustation avec des huîtres ! La concurrence est également vive avec les brasseurs belges qui proposent aux cafetiers de les aider financièrement - à l'époque les banques ne prêtaient pas !-, pour moderniser leur comptoir avec, en contrepartie, la vente pendant plusieurs années de leur propre bière.
Pelforth va donc intervenir pour aider à la vente ou à la reprise des fonds de commerce en prospectant auprès de militaires ou de gendarmes à la retraite qui ont de l'argent à placer. Dans la mesure où Pelforth est alors la seule bière brune sur un marché dominé par des bières blondes, les entrepositaires percevaient des marges plus importantes et devenaient des acteurs et des promoteurs de la diffusion de la marque réduisant d'autant les coûts commerciaux. L'obligation de tenir la position de leader en spécialité conduit à multiplier les entrepositaires nationaux : les volumes vont passer de 50 000 hectolitres en 1958 à un million en 1968 ! Même les cafés "tenus" - ceux vendant en exclusivité telle ou telle bière -, commercialisaient la Pelforth.
Afin de développer la marque Pelforth, un nouveau produit est lancé en 1963 avec Pelforth Pale (bière blonde) de fermentation basse, année de la création d'une direction marketing. D'abord testée sous l'ombrelle Pélican Pils, la brasserie dut changer pour Pelforth car Pélican était moins connu chez les cafetiers. Surnommée "la drolette", la bouteille était trapue dans le bas et dotée d'un long goulot ; le verre avait un petit pied, un petit col avec un long corps. C'est, durant les années 1960, que le Pélican perd progressivement son air triste avec un bec redressé et non refermé sur lui-même. Il est présent sur l'étiquette, la capsule, l'enseigne sur le devant du café (lambrequin ou tombant du store) et une plaque sur l'épicerie.
Communication multimedia
Le Tour de France va faire le succès de
la marque
Nouvelle bouteille en 1999
Quand les hommes préfèrent les brunes
Si Pelforth participe à des courses cyclistes dans le nord de la France en 1959, 1960 et 1961 avec un autre brasseur, Carlier, qu'il rachètera en 1975, c'est le Tour de France qui va faire le succès de la marque. La caravane publicitaire, les commerciaux surnommés "les marins terrestres" car loin de leur domicile durant de longues périodes, et les dépositaires à chaque étape permettent la mise en place de Pelforth sur le plan national. De toutes les compétitions depuis 1962, l'équipe Pelforth Sauvage Lejeune remporte avec Jan Janssen le Tour de France en 1968,dernière année de sa présence. Durant le Tour, des visites "mystère" sont effectuées dans les bars : si le cafetier donne une Pelforth à celui qui demande "je veux, une bière",il gagne 700 francs et une caisse de Pelforth ! Aux Jeux olympiques de Grenoble en 1968, des 204 Peugeot affichent les couleurs de Pelforth. Média incontournable : la radio.
Pelforth multiplie les actions promotionnelles radiophoniques avec "les jeux de la mémoire" au cours desquels l'animateur posait des questions se rapportant à Pelforth comme : "quel est le gagnant du Tour de France en 1968 ?", "Pourquoi les terrassiers aiment la bière ? Parce qu'ils pellent forte". Citons également "le jeu de l'amitié" sur les antennes de radio RMC, Europe 1 et Sud Radio : une vedette interviewée devait définir l'amitié par une phrase dans laquelle un mot avait été supprimé et inscrit dans une capsule de Pelforth. Les auditeurs téléphonaient à la station de radio pour dire le mot manquant.
Sur le plan publicitaire, Omer Boucquey (1921-2003), fils de Louis Boucquey, créateur de Biair petit personnage pour le Pélican dans les années 1930, réalise un film pour Pélican en 1963, quatre films en 1967 et trois en 1969 pour Pelforth. Au début des années 1970, l'agence Havas Lille propose comme ligne directrice de faire consommer Pelforth comme un vin précieux : un homme, dans sa cave choisit une Pelforth comme il choisirait une bonne bouteille de vin. Slogan : "Pelforth : un plaisir un peu secret". Reste que la présence de Pelforth Pale appelle un changement publicitaire afin de ne pas faire de ce produit, un produit de niche, un produit d'initié. La nécessité d'élargir la cible conduit l'agence Impact, celle qui gère le budget de George Killian's (2) à proposer un nouveau positionnement, celui d'un fort enracinement régional.
La communication met en exergue le terroir, l'origine et l'histoire de la bière brune. Mais la campagne publicitaire ne fut pas à la hauteur des espérances même si elle installait la marque Pelforth comme une marque ombrelle. Au reste, la notoriété de la marque avait justifié, en 1972, le changement de nom de la Brasserie du Pélican pour Brasserie Pelforth. Avec l'agence Alice,la communication dit clairement ce qu'est réellement une Pelforth brune dans les circonstances de consommation réelles : Pelforth rafraîchit même si l'idée est à contresens de l'image d'une bière de dégustation ! Levier choisi pour augmenter le volume :la soif. Slogan : "La bière des hommes qui ont soif". Cible : la virilité. Grâce à cette nouvelle image, les volumes en CHR augmentent. En avance sur son temps, Pelforth lance en 1973 la boîte Pelforth Pale mais le consommateur n'était pas encore prêt car il se méfiait du produit en raison du souvenir du goût métallique chez les soldats en Algérie quand Kronenbourg les approvisionnait entre 1955 et 1962. Evolution du paysage commercial oblige, un département alimentaire est créé en 1975 pour traiter différemment les grandes surfaces du CHR qui réalise avec près de 30 000 cafetiers, les trois quart des ventes.
Une marque ombrelle
A nouveau propriétaire, nouvelle stratégie. Propriétaire de la Brasserie Pelforth depuis 1986 (3), Heineken choisit en 1990 un nouveau positionnement pour la Pale qui change de nom pour Pelforth Blonde, bière située entre le segment des bières de luxe et celui des bières spéciales. Une nouvelle campagne doit asseoir Pelforth comme marque ombrelle (4).
Contexte de la loi Evin oblige, l'agence Alice conçoit en 1991 la campagne des capsules dans laquelle dialoguent la blonde et la brune. Sur les capsules, symbole par excellence de la bière, se trouvent la totalité de l'identité du territoire de la marque : le rond, la couleur. En réponse aux mutations du marché de la bière marqué par une consommation plus qualitative, une valorisation de la dégustation, Pelforth Brune lance, en janvier 1998 une nouvelle bouteille plus grande (65 cl.), galbée, sérigraphiée et pourvue d'un bouchon mécanique. En septembre et décembre 1999, les bouteilles de 25 cl pour les GMS et 33 cl pour le CHR n'échappent pas au lifting. La communication s'en fait l'écho avec une nouvelle campagne : "Signe particulier : Pelforth". Publicis reprend le flambeau en 2001 avec, comme nouvelle signature "Bière comme personne". L'objectif est de persuader les non consommateurs de bière brune qu'elle n'est pas amère en mettant en avant,sur le ton des "Fables" de La Fontaine, les spécificités du produit comme "la présence d'un soupçon de caramel", "une indéniable note de miel", "un indiscutable arôme de café sucré" ou encore "l'intense onctuosité de la mousse".
Avec 85% du segment des brunes devant, Leffe Brune et 1664 Brune, Pelforth Brune est leader du marché.
Elle est à la cinquième place en notoriété spontanée.
"Jusqu'en 2002, Brune et Blonde avaient une vie séparée. Pour pallier cette absence de synergie, décision est prise de les rapprocher dans l'univers de la dégustation", explique Annick Vincenty, chef de marque des spécialités.
Pour renforcer la gamme, une nouvelle variante est lancée en mars 2003 : Pelforth ambrée. "Le savoir-faire de Pelforth, c'est le goût. La marque est donc légitime pour proposer d'autres saveurs". Générosité du Pélican oblige !
Notes
(1) L'invention du froid industriel en 1830 autorise la fermentation basse au cours de laquelle la levure est incorporée dans un moult refroidi (5 à 10°). Quand la levure se développe à des températures ambiantes (entre 15 ° et 30 °), on parle de fermentation haute qui donne une bière plus riche en arômes.
(2) Bière rousse (6,5°) bien typée par ses malts rôtis, George Killian's, bière irlandaise de George Killian Lett (Enniscorthy), est brassée en exclusivité par la Brasserie Pelforth depuis la fin des années 1970.
(3) La Brasserie du Pélican rachète progressivement à partir de 1964 la Brasserie Coopérative de Mons en Baroeul fondée en 1903 et s'y installe en 1966. La Brasserie du Pélican rachète en 1965 la Brasserie Carlier à Coudekerque-Branche pour en faire son troisième site de production jusque 1980. La Brasserie du Pélican prend le nom de Brasserie Pelforth en 1972. La Brasserie Pelforth est absorbée en 1986 par la Française de Brasserie filiale du groupe Heineken. Principales marques élaborées à la brasserie de Mons : Heineken, Pelforth Brune, Blonde, Ambrée, George Killian's, Buckler, Panach, et d'autres bières du groupe Heineken. 3ème brasseur mondial, 1er en Europe, Heineken est installé sur la zone industrielle de la Pilaterie à Mons-en-Baroeul près de Lille. 22 marques différentes de bière sortent de l'usine qui s'étale sur 24 hectares et produit 3 millions d'hectolitres par an.
(4) Pelforth Brune a signé jusqu'en 2000 les deux bières de saison de Brasseries Heineken : la Bière de Noël (7,3 °) (depuis 1987) et la Bière de Mars (5,3 °) (depuis 1997). La tradition de la Bière de Noël, vieille de trois siècles, vient du Nord de la France. Elle est obtenue à partir d'un brassin unique, destiné au personnel et aux meilleurs clients. Autrefois, elle était considérée comme l'étrenne des brasseurs.
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