Les Mardis du Luxembourg
La revue des marques poursuit dans ce numéro la réflexion sur la fidélité engagée dans le numéro précédent par le groupe des Mardis du Luxembourg.
Les objets échangés prennent d’autant plus de valeur qu’ils ont circulé. Par cette circulation se construit et s’accumule une forme particulière de capital : le capital symbolique. De la même manière, plus la marque circule, i.e plus on parle d’elle sur le Net, plus elle acquiert de capital symbolique : son e-reputation. Le challenge revient à encourager la parole sur la marque (et pas forcément de la marque). Les risques éventuels de dérapage(2) ne sont jamais nuls, mais il y a sans doute à la clé un réel potentiel d’attachement. Certaines marques l’ont bien compris comme Ford qui confie à des internautes son nouveau modèle de voiture : à chacun de relater au mieux son expérience. Evian lance son film des Bébés-Rollers sur le Net, après avoir demandé aux internautes de remixer le titre de rap culte choisi comme musique.
L’effet viral est mondial, avec un impact significatif sur l’image et le volume des ventes (assure la marque), dans un contexte de forte déstabilisation de la catégorie des eaux en bouteille. Encore faut-il que la communication ait ce potentiel de propagation sur le Net. D’où la mesure nouvellement proposée du Potentiel Viral Créatif. Il faudrait encore noter My Brand’s, nouveau site qui permet de gagner des actions de marques cotées en Bourse, en en parlant ; ou la marque Doritos qui a fait créer un court métrage par les internautes, avec, à la clé, diffusion et invitation au Superbowl. Cette organisation de la parole des internautes par les marques ne serait-elle pas aussi une manière de lutter contre les frondes éventuelles ? (comme Louis XIV encourageant les arts et les artistes pour animer la cour et prévenir la révolte).
Cet échange se distingue nettement d’un simple échange économique (celui-ci existant par ailleurs). La Kula est une occasion de rencontres : on y scelle de nouvelles alliances, on organise des mariages, on conforte des liens intra ou intertribaux. Le tout dans un contexte festif, les fêtes religieuses servant de cadre général. La Kula est donc ce que Marcel Mauss appelle un "Fait Social Total(3)" qui mêle économique, politique, social, religieux, caractéristique du fonctionnement des sociétés pré-capitalistes. Chez nous, où les différents champs se sont autonomisés, ce sont sans doute les grands évènements sportifs qui s’apparenteraient le plus à ces Faits Sociaux Totaux (cf. La Coupe du Monde de football en 1998).
Ce n’est donc pas un hasard si, lorsque les marques s’y essaient, c’est souvent en s’inspirant de rencontres sportives. Panini lance la Panini Cup, tournoi de foot national pour les enfants. Lors de la Finale, un village adossé au Tournoi et ouvert à tous permet à petits et grands de s’y divertir. Nature et Découvertes crée la première fête pour les enfants (et leurs parents) dédiée à l’environnement : au programme, animations et spectacles de rue, pièces de théâtre, clowns et marionnettes, contes et ateliers, sans oublier la dégustation de pop-corn bio. Ben & Jerry’s transforme ses boutiques en lieux de rencontres et invite les internautes à venir y écouter des concerts. Il y a tout à parier que l’attachement à la marque sera conforté par cette manne relationnelle et festive, au moment où les rencontres deviennent un but en soi : de la Fête des voisins aux rencontres de milliers de jeunes, le même jour, dans différentes villes, lancées sur internet.
Le troisième apport de la Kula, c’est la logique fortement obligative du don/contre-don : les donataires d’un jour sont les donateurs obligés de la fois suivante. Mais ce qui retiendra notre attention, c’est l’intervalle de temps différé entre les deux - on ne doit garder ces signes de richesse ni trop longtemps ni s’en défaire trop vite -, qui différencie le don du donnant-donnant et qui est déterminant car Il permet à deux actes parfaitement symétriques d’apparaître comme des actes sans lien. Celui qui donne peut ainsi vivre son don comme généreux puisque possiblement sans retour, et celui qui rend peut vivre son contre-don comme libre puisque non déterminé par le don initial. Pour une marque, cela signifie donc clairement dissocier temporellement le don de l’acte d’achat. Passer ainsi du donnant-donnant (coupon de réduction, un acheté = un gratuit) au don, c’est passer d’une logique d’intérêt économique à une logique d’intérêt symbolique. Ce qui construit une relation marque-client très différente : le donnant-donnant s’inscrit dans l’immédiat et suscite, au mieux, un achat ponctuel, opportuniste. Le don s’inscrit dans une logique de temps différé : la marque, par ses actes gratuits (Voyages/Rallyes/Fondation/Récupération- Recyclage), crée de l’attachement qui peut amener comme contre-don l’achat et/ou la défense de la marque (sur des sites de discussion, forums, chats…).
L’intérêt du désintéressement, c’est que la marque crée des liens invisibles qui attachent symboliquement. Les marques n’en seront peut-être qu’à jouer le jeu du calcul du désintéressement, mais c’est un jeu où elles ont tout à gagner à long terme. D’autant que la gratuité fait partie intégrante de la logique du Net qui favorise la production d’habitus désintéressés (Wikipédia, blogs, sites de conseils, téléchargement de livres, articles, logiciels). Faut-il pour autant affirmer que "le gratuit est l’avenir de l’économie(4)" et revenir finalement à l’intérêt purement économique du gratuit (offrir un téléphone pour vendre à côté un abonnement), ce n’est pas sous cet angle ici que nous proposons de penser la fidélité à la marque. La voie symbolique de l’intérêt du désintéressement semble plus fructueuse car plus indirecte, elle vend moins la mèche et trouve un écho porteur dans une économie qui se veut vertueuse, où les obligations liées en particulier au développement durable ressemblent fort aux obligations de l’Eglise d’antan.
A une condition cependant : "Pour que l’alchimie fonctionne, il faut qu’elle soit soutenue par toute la structure sociale, donc par les structures mentales et les dispositions produites par cette structure sociale. Il faut qu’il y ait un marché pour les actions symboliques, des récompenses, des profits symboliques, souvent reconvertibles en profits matériels, que l’on puisse avoir intérêt au désintéressement… qu’on dise de lui, c’est un honnête homme, c’est un homme d’honneur(5)". Pour une marque, que l’on dise d’elle, c’est une marque sympathique, éthique, fun, engagée, innovante dans sa manière d’être et son relationnel. En un mot : attachante.
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