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Revue des marques : numéro 89 - janvier 2015
 

RSE, marketing et valeur partagée

Les marketers sont au coeur des prochains défis en matière de responsabilité sociétale des entreprises et d’innovation responsable. Pour les guider dans cette démarche, il est important d’accompagner le changement.

entretien avec Fanny Picard* et Olivier Classiot**
propos recueillis par Jean Lambert


Création


Fanny Picard


Olivier Classiot
Les démarches RSE (responsabilité sociétale de l’entreprise) ont permis de générer des initiatives vertueuses en interne, impliquant progressivement les différents métiers, notamment les équipes QSE, industrielles, logistique ou encore achats. Force est de constater que les marketers ont été concernés plus tardivement ou plus partiellement, en particulier sur les questions de communication responsable ou de packaging. L’émergence de concepts tels que la CSV (Creating Shared Value, formalisée par Michael Porter) a conduit à sortir d’une vision défensive de la RSE (en réparation des impacts causés par l’activité de l’entreprise)... Ils placent les équipes marketing en première ligne dès lors qu’il s’agit d’engager les marques, de toucher le consommateur et de générer du business.
Nous pouvons identifier trois niveaux de maturité des équipes marketing, faisant appel à des leviers de conduite du changement distincts.

Le marketer 1.0 : « vert »… sur le sujet du DD et de la RSE

Les marketers peu aguerris aux enjeux de la RSE sont-ils une espèce en voie de disparition ?
Fanny Picard : Non, je pense qu’il y a encore beaucoup à faire pour intéresser les marketers aux enjeux. Non seulement parce qu’ils n’ont souvent pas été formés à ce sujet dans leurs écoles ou universités, mais aussi parce qu’ils n’ont souvent pas identifié la RSE comme un levier d’opportunités business au service de leur marque.
Ils ont une connaissance assez floue des impacts RSE qu’ils génèrent, car leurs outils n’en couvrent pas le périmètre. Il s’agit donc de leur donner des repères supplémentaires : la notion de « responsabilité élargie », par exemple, qui remet le marketer au centre d’un écosystème incluant l’intégralité du « cycle d’activités », et par laquelle il prend conscience de ses impacts (ex : sur la dimension sociale : droits humains ou conditions de travail au sein des filières amont…).

Business Centricity

Comment sensibiliser ceux parmi les marketers qui restent encore loin du sujet ?
F. P. : Les marketers sont très centrés sur le business. Cela crée une attente forte quant à la démonstration du « business case » de la RSE. Nous nous appuyons en général sur des benchmarks de bons et de mauvais exemples. Cela permet de rendre plus tangible le risque lié à la négligence de ces questions et surtout de démontrer le ROI. Nous remettons également en question leur perception de la performance en leur faisant découvrir des indicateurs nouveaux dans le champ de la création de valeur sociétale. Il faut éviter les méthodes de sensibilisation descendantes ou individuelles (e-learning par exemple) au profit de modules présentiels favorisant l’étude de cas réels issus d’entreprises partageant des enjeux RSE similaires, voire des témoignages de pairs dont ils sont très friands.

Désirabilité

Les marketers sont des experts du storytelling, sensibles à la « désirabilité » d’un concept. Comment les convaincre puis les aider à mettre en scène cette dimension pour la RSE ?
F. P. : En effet nous devons les séduire, les surprendre, leur faire toucher du doigt des opportunités encore invisibles pour eux. L’animation compte aussi, et l’approche choisie conditionne leur ouverture au sujet. Par exemple, lorsque la direction RSE de la branche Courrier et Colis de La Poste décide de sensibiliser ses équipes marketing, le mot « oxygénation » vient très vite illustrer le besoin de les sortir de leur quotidien par une approche ludique qui ne sera pas anxiogène et culpabilisatrice.

Les marketers 2.0, défenseurs de la réputation de la marque… et potentiels créateurs de valeur partagée

Le marketer conscient des risques et opportunités évoqués plus haut peut toutefois ne pas être compétent pour faire évoluer ses propres pratiques. Quels sont les freins que l’on rencontre à ce stade de maturité ?
Olivier Classiot : Un premier frein peut être celui de l’isolement de celui qui a eu le « déclic » ou de l’équipe marketing qui a des difficultés à embarquer les autres acteurs internes. C’est pourquoi, plutôt que des programmes réservés à un nombre limité de « hauts potentiels », nous favorisons les approches collectives ou les modules inter-métiers. L’éco-conception est une bonne illustration de ce besoin de maillage, la démarche impliquant tous les acteurs de la chaîne de valeur interne (achats, R&D, marketing, industrie, logistique, packaging, communication…) et ceux maîtrisant les attentes des parties prenantes (CRM, commerciaux, direction RSE, etc.). On n’attend pas du marketer qu’il devienne un expert technique des matières ou du packaging, mais qu’il se pose des questions et le cas échéant qu’il formule cette exigence dans ses briefs.
Un second frein, légitime, est que le marketer n’a pas à porter tous les enjeux RSE. Son objectif est de créer de la valeur pour la marque et de générer du business. Au sein des enjeux RSE de l’entreprise les plus « matériels », il va donc devoir identifier les sujets à la fois « désirables » et cohérents avec son ADN de marque, et ceux pour lesquels il sera crédible. Ce cheminement, qui part du cadre RSE pour en déterminer le ou les sujets que le marketer décidera d’investir, est un parcours qui réclame un appui.

Maturité marketing

Comment accompagne-t-on ce changement de pratiques ? par une approche de formation classique ?
O. C. : On alternera plutôt formation et appui à la mise en oeuvre, via des ateliers de formation collectifs et des séquences de coaching et d’appui plus individuelles. L’idéal, dans cette phase de montée en compétence, est que le process et les outils des marketers aient déjà été revisités et ce, afin que la formation facilite leur prise en main. Par exemple, lorsqu’Orange France met en place une formation en marketing responsable, l’équipe projet vise deux objectifs, au-delà de la sensibilisation des marketers : la prise en main de nouveaux outils d’évaluation de la performance RSE des offres – articulés au processus innovation maison –, et la meilleure compréhension des expertises RSE internes susceptibles d’être mobilisées par les équipes marketing. L’idée est d’accompagner l’implication progressive des équipes, de la mise en route de la démarche au soutien tout au long du process d’innovation, notamment en cas de difficultés, afin de garantir leur réussite et leur motivation dans la durée.

Ces initiatives suffisent-elles à générer un changement profond et définitif ?
O. C. : Non, d’autres leviers d’accompagnement du changement peuvent être activés par ailleurs : par exemple, modifier les « livrables » clés attendus et mettre le sujet RSE à l’ordre du jour des grands moments de la vie des marketers. Ainsi, chez Pepsico France, en sus de la formation des équipes marketing, le responsable RSE avait obtenu une modification des règles de présentation des plans marketing, afin d’interroger systématiquement chaque marketer sur les enjeux RSE de son offre et les solutions auxquelles il avait réfléchi. Cela a permis de changer les habitudes de manière significative.

roue mobilisation

Cette approche d’accompagnement du changement parvient-elle à faire évoluer la posture des marketers ?
O. C. : Oui et de manière surprenante, y compris pour eux. Elle peut ouvrir un champ de créativité nouveau, redynamiser l’innovation et motiver les équipes dans la durée. L’innovation induite par le marketing responsable permet d’apporter un regard neuf et de redonner une ambition à toutes les offres, y compris les produits « vaches à lait », auxquels il était parfois plus difficile de toucher. Toutefois, en phase 2.0, si nous facilitons l’émergence d’innovations, celles-ci restent souvent uniquement incrémentales. Le passage en phase 3.0 induit de changer de perspective et de ne plus se limiter à la réduction des impacts. C’est le passage du « marketing responsable » au marketing « response-able » c’est-à-dire un marketing très proche de la stratégie business et capable d’apporter des réponses aux enjeux de société.

Le marketer 3.0, porteur de l’engagement de la marque en RSE et capable d’innovation radicale

Y a-t-il dans cette nouvelle frontière une continuité entre démarche RSE corporate et engagement des marques en RSE ?
O. C. : Oui et non… En fait il semble peu crédible en 2015 qu’une marque se lance dans une démarche de responsabilité ambitieuse sans que l’entreprise qui la porte ne soit elle-même engagée. Il y a, pour autant, plusieurs différences profondes dès lors qu’on atteint ce stade de maturité sur le sujet. Premièrement, un nouvel équilibre.
En phase 3.0, la marque s’engage en tant que personne morale ; elle porte donc tous les sujets RSE et devient aussi celle qui éclaire l’interne (les autres métiers) sur les actions à mettre en oeuvre. Par exemple : si je produis un yaourt, une approche 2.0 va m’orienter vers les enjeux de nutrition, de gaspillage alimentaire ou de packaging recyclable… En revanche, la question des OGM présents dans l’alimentation du bétail qui fournit mon lait est moins de ma responsabilité.
En phase 3.0, la marque, si elle repère une préoccupation de son « écosystème » sur ce sujet, est légitime pour contester la chaîne de valeur et revendiquer l’étude de solutions, éventuellement pilotées par d’autres métiers.
Second changement, une ouverture à de nouveaux possibles : en phase 3.0, l’entreprise et ses marketers regardent le monde et les défis auxquels elle doit faire face comme des « insights ». Ainsi, la question n’est plus tant de savoir si mon activité et mes offres engendrent des conditions de travail discutables… mais plutôt de savoir si la mise en oeuvre de mes offres pourrait contribuer à résoudre le défi de l’accès à l’éducation. Cela ouvre le champ à de nouveaux marchés, à des innovations de rupture dans les offres qui pourront aller jusqu’à questionner le business model même de l’entreprise. Pour cette raison, la direction marketing doit dans son approche de la RSE être en phase avec les réflexions stratégiques de son entreprise.

Quelle est la répercussion sur la manière d’accompagner les marketers et ceux qui les entourent ?
O. C. : Plutôt que des compétences techniques, c’est la capacité à construire ensemble et à se mettre en posture d’intelligence collective que nous voulons développer. En phase 3.0, il ne s’agit plus de faire un peu mieux dans une démarche de progrès, mais d’inventer et de faire ce que nous n’avons jamais fait… Il est donc moins utile de pratiquer le benchmark et il devient clé d’ouvrir largement le champ des contributeurs potentiels, puisque nous ne savons pas d’où peut venir l’idée « révolutionnaire ». Cette capacité à innover en partenariat avec des acteurs nouveaux est un réel apprentissage pour les marketers. Ils doivent être outillés, et rassurés sur le fait que ce processus sera bien créateur de valeur.

Cette ouverture implique-t-elle aussi l’interne ?
O. C. : Oui. Il y a d’ailleurs un champ de créativité énorme qui reste inexploité en interne. Nous suggérons parfois aux marketers qui souhaitent générer des innovations de créer des « cercles » qui permettent d’élargir au maximum le champ des acteurs concernés en interne. Cela contribue à dépasser l’innovation limitée aux équipes R&D et marketing.
Par exemple, nous prenons appui sur une approche collaborative, inspirée du concept de « Crowd Sourcing », que nous avons appelé le « Crew Innovation Sourcing ».
Elle repose sur l’idée que tout salarié peut être à l’origine d’une innovation majeure, mais que nous devons rendre ce dialogue et cette co-construction (à la fois en émergence d’idées et en convergence) possible.

Comment les marketers français se positionnent-ils entre ces trois niveaux d’appropriation ?
O. C. : Je dirais en grossissant le trait que 30 à 40 % d’entre eux sont encore en phase 1.0, mais que les choses bougent très vite ; que 40 à 50 % se situent en phase 2.0, avec de vrais potentiels de performance et de valeur à aller chercher ; et enfin que nous croisons petit à petit les 10 à 20 % qui parviennent en phase 3.0. Les innovations qui se situent dans le champ de l’économie circulaire, servicielle ou collaborative nous en donnent déjà des illustrations. Elles ne sont plus seulement le fait de start-up, mais représentent de nouvelles voies explorées dans des entreprises de tous secteurs.
Un des enjeux clés du marketing responsable est de pouvoir agir aux deux niveaux pour mettre à jour le plein potentiel de création de valeur.

Notes

* Consultante Des Enjeux & des Hommes, spécialisée dans la formation des équipes marketing et communication,
** Directeur associé en charge de la practice Responsible Marketing & Brands’ engagement.
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