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Revue des marques : numéro 89 - janvier 2015
 

La consommation durable, nouveau territoire de la RSE

En Europe, la RSE est fille de la crise, celle des années 1970. Quarante ans plus tard, le développement d’une autre crise majeure, celle-ci environnementale, laisse imaginer que la RSE pourrait entrer dans une nouvelle phase de sa courte histoire.

Éric Fouquier


Éric Fouquier
Éric Fouquier
La RSE s’est développée sous sa forme actuelle à la fin des Trente Glorieuses. S’ouvrait alors une nouvelle séquence, celle d’une crise des États, accompagnée ou créée par le plongeon des comptes publics, des déficits de croissance, d’image, de confiance, et finalement – comme on le verrait plus tard – par la chute des indicateurs de bonheur collectif. Les États – cherchant à alléger leurs responsabilités dans les secteurs où ils n’étaient pas indispensables – se sont, par la RSE, dégagés sur les entreprises de la gestion et de la réparation de leurs externalités négatives affectant l’environnement naturel et social, ce qui revenait certes à confier le malade à son empoisonneur, mais se révéla finalement judicieux, dans le cas au moins de quelques entreprises d’avant-garde. Jamais très éloignées des missions philanthropiques depuis les débuts de l’âge industriel, elles héritèrent avec la RSE d’une capacité à améliorer leur image par une orientation vers de nouvelles et larges missions de production et d’entretien de biens collectifs (formation, santé, sécurité, écosystème, etc.). L’entreprise régulatrice était née. Elle se préparait à assumer un rôle politique direct dans la société (1).

Au fil des crises sociales et environnementales qui accompagnèrent la phase hypermoderne de la croissance durant les années 1980 et 1990, les entreprises ont joué la partition RSE de diverses façons, pas toujours de manière impeccable, comme on le sait. Dans un premier temps, le discours RSE n’était souvent qu’une forme de communication commerciale. En réaction, il obtint le doute associé au greenwashing. Le taux de méfiance au début des années 2000 atteignait déjà 30 % dans les pays européens avancés. Ce soupçon devait être durable, lui aussi : interrogés par l’Ifop en 2012, 32 % des Français pensent toujours que la mise en avant de l’environnement est un argument de promotion injustifié, 53 % qu’il n’est pas crédible, 86 % que tout cela devrait être mieux contrôlé.

Passage à l’acte

Pourtant, il faut reconnaître que le corps de doctrines et d’actions qui constituent la RSE a bel et bien réussi à imposer sa logique, et parfois même à métamorphoser celles des entreprises qui ont joué le jeu. Dans cette avant-garde restreinte, on a vu naître un modèle managérial réformé, grâce à l’introduction de thématiques écologiques dans le paradigme productiviste classique. On a assisté à la mise en place d’une culture du passage à l’acte rapide suite aux décisions prises. Culture et actes se propagent désormais hors de l’entreprise, dans tout leur écosystème de production international (parfois auprès de milliers de sous-traitants). Les panels de stake holders fonctionnent conformément à leur mission critique. Des stratégies ambitieuses, avec des objectifs chiffrés débouchant sur des transformations sérieuses, sont élaborées et rendues publiques. Parfois, le board ose décider d’orientations contraires à l’intérêt commercial immédiat. Dans certains cas, on observe la fusion des directions développement durable et innovation, pour pouvoir assurer, à terme, la production dans son intégralité. Ces entreprises d’avant-garde ont ainsi pris très au sérieux le mandat de responsabilité qui leur a été confié par la loi en matière de production, et elles ont effectivement, en pratique, commencé à produire du bien collectif. Il reste certes beaucoup de travail à faire, mais au moins la voie est tracée.

Contenir le monstre collectif

Une autre frontière se profile maintenant. Et son franchissement serait une tout autre affaire. Rien n’y prépare l’entreprise, et même tout l’en écarte. Il s’agirait qu’elle se mêle de la régulation, dans le même esprit du care, de l’autre face du cycle économique, à savoir des externalités de la surconsommation. Pourquoi cela ? mais pourquoi pas ? Comment l’entreprise pourrait-elle ignorer cette partie essentielle du processus global ? Que serait une « responsabilité environnementale de l’entreprise », ayant donc fait sienne la pensée systémique, qui ne prendrait pas soin de cette composante déterminante du processus d’ensemble ? Pour esquisser simplement le point de départ et le socle de la nécessaire réflexion à venir, on peut en dire ceci, qui a été maintes fois établi : la société de consommation, dont l’entreprise est un acteur de premier plan, a, dès son origine, pensé le consommateur comme un débouché pour ses produits. Elle l’a conçu comme un pôle d’absorption volontaire. Mais comment garantir une bonne volonté durable du consommateur face à tant de produits se renouvelant indéfiniment ? En établissant les motivations sur un idéal, celui d’un projet de société associant consommation et perspective de bonheur. Le moteur était trouvé. Au cours des années 1960 et 1970, a ainsi émergé une mentalité hyperconsommatrice insatiable, qui s’est propagée planétairement par tous les canaux à disposition. Un consommateur archétype a été idéalisé, puis il est entré dans la réalité sociologique, formaté comme un être pulsionnel, individualiste, statutaire, dépendant des choses et des services marchands pour combler ses insatisfactions, poursuivant sans relâche un bonheur inatteignable. Ce modèle d’humain est un produit historique de l’« éther culturel » et des stratégies économiques des cinquante dernières années. Mais, pour parler clair, il est également un « produit » de l’entreprise, qui en est pleinement responsable au plan de ses conséquences sociales et environnementales.
Un monstre collectif omnivore a donc été créé, et sur lui on a édifié tout le système économique des sociétés développées comme des émergentes, et toutes en dépendent maintenant pour plus de la moitié de leur PIB. Il s’agit donc, désormais, de contenir ce monstre. Pourquoi « contenir » ? Parce que les limites de soutenabilité en termes de consommation de ressources naturelles (biomasse, minéraux, minerais, combustibles fossiles) vont être (pays en développement) ou ont été (pays développés) dépassées. Or, la consommation des ménages est directement liée à celles des ressources naturelles. Ce à quoi il faut ajouter que la dématérialisation des marchandises présentes dans le circuit de la consommation est, au regard des quantités concernées, aujourd’hui encore une aimable utopie.

Trois scénarios

Ce constat d’ensemble est posé de la manière suivante par le PNUD (2) (cf tableau ci-dessous). La consommation de ressources croît sans discontinuer depuis 1900 : de 4-5 tonnes par habitant en 1900 à 8-10 tonnes en 2012 (16 tonnes pour les pays développés) et vers 16 tonnes per capita pour l’ensemble des terriens à l’horizon 2050 si rien n’est fait. Or les calculs établissent le maximum tolérable par la planète à 6-8 tonnes de prélèvements annuel par personne. Les efforts de réorientation des consommations mondiales de ressources, pour rester en deçà de l’intolérable, seront donc inévitablement très importants. Pour en montrer l’échelle, le PNUD a développé trois scenarios qui permettent de visualiser les efforts à faire. La référence est un premier scénario, dit « du statu quo ». Dans cette hypothèse, les pays développés stabiliseraient leurs consommations au niveau de 2012, et les pays émergents viseraient le rattrapage de ce niveau vers 2050. Ce scénario ferait entrer la planète dans l’inconnu par le « dépassement de toutes les limites », et déclencherait très probablement une crise systémique aux conséquences imprévisibles. Le deuxième scénario, de la « légère contraction », demanderait des changements structurels et des réductions de consommation drastiques pour les pays développés (une division par deux du total de ressources naturelles consommée) sans parvenir malgré tout à être soutenable. Le troisième scénario, le seul qui assurerait la soutenabilité, verrait une limitation de grande ampleur touchant à la fois les pays riches (division de leurs consommations par trois) et d’autres pays (statu quo par rapport à 2012). Il est commenté ainsi par le PNUD : « Il comporterait tant de restrictions et rebuterait tellement les décideurs politiques qu’il peut difficilement être envisagé comme un objectif stratégique potentiel ».

Consommation mondiale des ressources

Consommation globale ressources
* Références : la consommation globale de ressources en 1900 s’établissait à 6 milliards de tonnes, soit 4-5 tonnes par habitant. Elle s’élevait à 49 milliards en 2000.

Compte à rebours

Nous sommes donc entrés dans un compte à rebours. Le travail s’avère colossal. Or, les forces politiques risquent de ne pas oser l’entreprendre avec toute la puissance requise, de peur de se faire rejeter par les populations. Et les consommateurs ne le pourront pas seuls, ayant été formatés pour le « toujours plus » et non pour l’inverse. Dans ces conditions, les entreprises pourraient bien être sollicitées à nouveau par les États en difficulté. Car, comme l’indiquait Ulrich Beck en 2003, elles font partie des trois centres de pouvoir fondamentaux, à côté des États-nations et de la société civile, mondialisée par l’essor des TIC (3). Dans un contexte d’affaiblissement des États et de développement encore balbutiant des sociétés civiles, les multinationales économiques et financières sont devenues des centres de pouvoir dominants.

Si l’on admet la pertinence, au moins sur le papier, du rôle de l’acteur « entreprise » dans la gestion des conséquences de l’hyperconsommation, la question devient alors : comment, concrètement, les entreprises pourraient-elles aborder la question de la nécessaire décélération des prélèvements de ressources et de leur volet connexe, celui des transformations d’attitudes et de weltanschauung de l’hyperconsommateur planétaire ? Elles le peuvent d’abord – et elles le font déjà – par la limitation des externalités créées par leurs produits, en réorientant leur production vers des produits légers (au sens des « objets légers » théorisés par Thierry Kazazian), résistants, peu énergivores, recyclables… en mettant en oeuvre des dispositifs de location ou de partage plutôt que d’acquisition, en adoptant le point de vue de l’économie de « fonctionnalité » voire de « contribution ». Par cela, elles contribuent déjà à construire des comportements de consommation en phase de décélération, et à populariser la mentalité nouvelle qui va avec. De plus, en cherchant des cibles pour écouler leurs marchandises légères, elles suscitent la formation autour d’elles d’un petit écosystème complémentaire à celui de leurs fournisseurs, composé par leurs consommateurs responsables.

Mais en ne faisant que cela, elles ne toucheraient pas à l’essentiel, qui est la permanence de la mentalité hyperconsommatrice proposée au grand public depuis le début de la société de consommation par les forces conjointes des entreprises et des États. Or, cette mentalité rend le projet de décélération complètement utopique tant que le rapport aux choses restera addictif, tant qu’il sera pensé comme une condition d’accès au bonheur, et tant que la sobriété volontaire passera pour une insupportable privation. Les entreprises devront donc s’affronter aussi à la transformation de la culture d’hyperconsommation. Car pour identifier et convaincre les consommateurs responsables existant aujourd’hui, et pour élargir la base de ceux qui ne le sont pas encore, il faut mieux éviter de vendre avec des formes publicitaires et arguments appartenant au monde qu’on veut quitter. On ne peut pas contribuer à la transition des modes de vie en utilisant les recettes marketing d’un monde dépassé. Il faut donc réinventer les principes de contact avec le marché, par l’élaboration d’un marketing durable (qui est autre chose qu’un marketing classique appliqué aux produits durables), et par la révision des principes rhétoriques du discours publicitaire.

La mission qui se dessine pourrait ainsi reprendre le serment d’Hippocrate : « d’abord ne pas nuire ». Un viatique finalement convenable pour une doctrine RSE qui, globalement, n’est pas très éloignée de l’esprit du care. Ce faisant, l’entreprise responsable remplirait parfaitement le rôle qui lui a été donné à l’origine de la séquence, il y a près de quarante ans. Mais en le poussant très au-delà de ce qui avait été imaginé.

Notes

* Président fondateur de Théma
1 - Traité en détail dans l’article de Nicolas Postel et alii, « De quoi la RSE est-elle le nom ? », in La Responsabilité sociale de l’entreprise. Nouvelle régulation du capitalisme ? Presses universitaires du Septentrion, Paris, 2011.
2 - Rapport de 2011 du Panel international des ressources, au sein du PNUD ou Programme des Nations Unies pour le Développement. Chiffres confirmés par une enquête Eurostat. La projection à 2050 est établie sur la base de 9 milliards de terriens.
3 - Ulrich BECK, Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation, Alto-Aubier, Paris, 2003
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