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Revue des marques : numéro 83 - juillet 2013
 

Évitons le mélange des genres

Si les marques ont une responsabilité économique, sociale et culturelle, elles ne doivent pas pour autant en faire un argument de vente au risque de créer de la confusion.

Entretien avec Dominique Wolton
propos recueillis par Jean Watin-Augouard


Dominique Wolton
Dominique Wolton
Directeur de l'Institut des sciences
de la communication du CNRS

Marketing solidaire, marketing sociétal, marketing responsable… l'engagement semble, aujourd'hui, le point de passage obligé pour toute marque qui veut obtenir son brevet de respectabilité. Comment analysez-vous cette posture ?

Dominique Wolton : La marque est une identité souvent nationale et parfois un symbole mondial, aussi ne peut-elle que profiter de la mondialisation. La marque associée au luxe, à la qualité, ou à ce qui est bon marché, a profité du décalage des prix entre les pays riches et les pays pauvres, et a donc bénéficié de la mondialisation. Les scandales viennent depuis peu ternir l'image de certaines marques, particulièrement dans l'univers du textile ou des chaussures (Nike…). Les marques ne sont pas devenues vertueuses par vocation, par plaisir, mais par nécessité. Leur discours d'engagement, leur discours sur la vertu est devenu mondial. Qu'est-ce qui va primer dans leur communication ? le symbole, ou leur conversion au développement durable ? – au demeurant pas toujours crédible et dont les clients ne sont pas nécessairement demandeurs. Ils achètent Chanel, L'Oréal ou Volkswagen et ne veulent pas forcément connaître leur engagement. Ils en attendent du prestige, du plaisir. Total affirme être l'entreprise la plus engagée dans le développement durable, peut-être, mais il n'est pas certain que le consommateur y soit très sensible. Si les marques doivent respecter les règles minimales sur le plan social, elles ne doivent pas pour autant en faire un argument publicitaire, un facteur de communication.

 

Est-ce un phénomène de mode (Grenelle de l'environnement…) ou plutôt un modèle appelé à se pérenniser ?

D.W. : L'écologie est devenue un enjeu politique et le phénomène de l'engagement des marques va durer en fonction du rééquilibrage Nord-Sud, Est-Ouest et Sud-Sud. Les marques se porteront de mieux en mieux, car la mondialisation appelle la standardisation, or la marque est par essence singularité, elle correspond à un besoin de se distinguer, même si souvent elle existe à une échelle mondiale. Sa force est liée à l'identité et à la distinction qu'elle confère.

 

Le spectre de l'engagement est très large, qui peut aller de la protection d'une filière agricole française (LU Harmony et le blé, Fleur de Colza de Lesieur) à la défense de l'intérêt général. Jusqu'où peut et doit aller le curseur sur l'échelle de l'engagement ? La marque doit-elle prendre une part de l'intérêt général ?

D.W. : Situation pour le moins paradoxale, la marque est synonyme de distinction. On est donc à l'opposé de l'intérêt général. Oui, les marques doivent prendre parti, mais de manière discrète. Le risque demeure quand une marque soutient une cause qui n'a rien à voir avec son objet commercial. Quelle est alors sa légitimité ?

 

Jusqu'où les marques ont-elles une responsabilité sociale et culturelle sans perdre leur mission première ?

D.W. : Elles ont évidemment une responsabilité économique et sociale, elles doivent fabriquer des produits de qualité, ne pas exploiter leurs salariés. Par leur publicité, elles ont aussi une responsabilité culturelle. Pour autant leurs activités sont de nature essentiellement commerciale. Il ne faut donc pas mélanger les genres, brouiller les pistes. Que les marques fassent d'abord de bons produits.

 

La marque, à l'instar de Benetton et ses célèbres campagnes (statue en l'honneur de la paix et de la révolution libyenne !), peut-elle être prescriptrice dans la morale ou la politique, ce que semblent souhaiter les « nouveaux consommateurs », les générations Y et Z ?

D.W. : La question demeure ouverte. Ce n'est pas parce que les générations Y et Z émettent un souhait qu'il faut leur complaire. La question est : jusqu'où une marque jouissant d'une forte identité peut-elle supporter plusieurs identifications ? La publicité, elle, reste dans sa logique commerciale. On n'a jamais intérêt à trop mélanger politique et économie. Ce ne sont pas les mêmes ordres symboliques. À trop les rapprocher, on brouille plus qu'on ne crée de la communication.

 

L'engagement sociétal des marques ne témoigne-t-il pas des insuffisances de l'action publique ?

D.W. : Non, car on ne confond pas un service public avec un acte commercial au risque de créer un univers à la soviétique. La marque doit rester du côté du désir, de la consommation, de l'économie. C'est une perversion que de vouloir faire jouer un rôle politique à la marque. Confusion des genres et des légitimités. Dans le monde médiatique et interactif d'aujourd'hui, où tout se mélange, il faut que le citoyen continue de bien distinguer politique, économie, culture, communication, etc.

 

Certains domaines de l'engagement (en faveur de l'enfance, des femmes, de la nature…) ne relèvent-ils pas de la mission de toute fondation (Fondation Bonduelle pour l'alimentation, Fondation L'Oréal pour les femmes et la science, Fondation Nature et Découvertes, Fondation Procter & Gamble pour la protection du littoral …) qui permet de séparer l'activité commerciale de l'activité sociétale ?

D.W. : La pratique anglo-saxonne de la fondation permet de clarifier les rôles et de mieux distinguer le commercial de l'engagement sociétal. La règle d'or est, pour une marque, de rester discrète sur le plan de l'engagement. Rien n'empêche de multiplier, au contraire, les fondations. Les pays latins, à tort, sont réticents.

 

Le « marketing sociétal » n'est-il pas perçu par une partie des consommateurs comme une manière, pour l'entreprise, de se « racheter » ? après le « greenwashing », le « citizen washing » ?

D.W. : Dans la durée, la force du capitalisme est que tout se récupère, tout ce qui est subversif sur le plan économique, politique, sociétal, se recycle vingt ans après. Mais personne n'est dupe. La vraie question est : qu'est-ce qui garantit la durée d'une marque et fonde sa légitimité, de génération en génération ? En dehors de la qualité des produits et des services, la marque est un imaginaire distinctif et partagé. Mais il faut les deux jambes : la qualité de ce qu'elle offre et les représentations qui lui sont attribuées. Celles-ci s'effondrent si la qualité n'est pas au rendez-vous.

 
Affiche coca-cola

La RSE ou responsabilité sociétale de l'entreprise repose sur sept principes. Selon vous, la frontière est-elle franchie pour certains d'entre eux ? La marque ne doit-elle pas se penser dans un écosystème ?

D.W. : La marque étant distinction, elle ne doit pas entrer dans le réseau et s'y fondre, même si elle doit tenir compte de la conscience morale dominante. Bien sûr, elle doit être attentive à la RSE, mais encore une fois, la force de l'économie est de rester à sa place !



La marque ne doit-elle pas contribuer à écrire l'histoire de la société dans laquelle elle s'inscrit et se développe ?

D.W. : La marque est soit patrimoine, soit promotion, ou bien les deux. La marque s'inscrit dans l'histoire des cultures et des nations. Coca-Cola est tout autant mondiale qu'américaine, mais elle porte tout particulièrement l'histoire des États-Unis. Le caractère mondial d'une marque renvoie à son marché, son caractère identitaire, au pays propriétaire. Il faut admettre cette cohabitation, qui, d'ailleurs, plaît au client.

 

Indiscipline, la communication, les hommes et la politique par Dominique Wolton

Tout, aujourd'hui devient marque : les hommes politiques, les musées, les universités, les régions, les pays… Quel territoire et quelle mission pour la marque selon vous ?

D.W. : Au coeur du débat réside la question de la légitimité, à la fois sociale, culturelle et économique. En quoi une institution, comme un musée, bien étrangère à la logique économique, peut-elle devenir une marque ? L'explosion du référentiel marque est, en fait, l'écho de l'« économisation  » du monde. Tout ne peut pas devenir marque, ou alors tout est marchandise ! La culture, la santé, l'éducation, la justice, la recherche, ne sont pas des marques. Il existe d'autres valeurs que la marque, donc que le commerce et l'économie. La logique économique des marques renvoie à l'« économisation » du monde. La victoire de la marque risque d'être une victoire à la Pyrrhus. L'unidimentionnalité du monde, jadis dénoncée par Marcuse, est toujours d'actualité. Que les marques restent à leur place. Dans l'univers saturé aujourd'hui de signes, d'images, de symboles, le plus simple pour éviter la perte des repères indispensables à toute société est d'éviter de mélanger, comme on le fait trop souvent, toutes les logiques. Personne n'y gagne!

 
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