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Revue des marques : numéro 79 - juillet 2012
 

Le boycott n'épargne plus la France

Le boycott est un levier d'action majeur, général, quotidien, dans le monde. Il demeure d'un usage marginal en France. Pourquoi cette réalité et surtout pourquoi une perspective favorable ? Face à cette possibilité "d'extension du domaine de la lutte", quels sont les atouts et les risques principaux des entreprises et de leurs marques ?

par Marc Drillech


Marc Drillech
Marc Drillech *
Le développement du boycott des institutions, des entreprises et de leurs marques, de divers acteurs sociaux, est d'actualité.
Il suffit de vérifier la croissance continue du sujet sur les moteurs de recherche, la multiplicité des groupes et des propositions de toutes sortes sur les réseaux sociaux… Même la France, pourtant historiquement réticente, enregistre une augmentation notable des appels ainsi que de la médiatisation qui entoure un activisme de cette nature : de la lutte des ouvriers de Gemenos aux menaces contre Guerlain, des actions menées contre Israël aux risques médiatisées, Mexique,Turquie...

La principale révolution, avec le développement des nouvelles technologies et d'Internet, est d'évidence la capacité donnée aujourd'hui à chaque individu d'agir, de réagir, de mobiliser. Certes, toutes les causes ne peuvent atteindre les publics et toutes les protestations ne peuvent créer un mouvement d'opinion. Mais voilà moins de vingt ans le client insatisfait ne pouvait que faire semblant de croire "qu'on allait l'entendre". Désormais, entre blogs et forums, réseaux sociaux et sites d'information en tous genres, e-mailings et usage malin des "friends", il peut informer, menacer publiquement, mobiliser partout dans le monde, protester, expliquer, sensibiliser, répondre… Cette révolution est connue de tous mais on peut parier sur un développement encore plus important des effets de ces technologies, en particulier des réseaux sociaux, sur les modes de contestation et les capacités de mobilisation.
 

Deux autres dimensions, moins visibles et moins médiatiques, méritent d'être considérées tant elles jouent un rôle essentiel. La première concerne la tradition française de la contestation fondée depuis des décennies sur le combat contre la production.
"On stoppe les machines", on déclare la grève, on manifeste dans la rue et on recueille les messages de solidarités des politiques et des intellectuels. Or le culte du "grand soir", de l'insurrection, de l'usine comme symbole du travail, malgré de récents soubresauts électoraux, laisse de plus en plus la place à un combat contre la consommation, contre les revenus de l'entreprise, des batailles sur sa place fondamentale au coeur des marchés de consommation et non plus de production, d'ailleurs de plus en plus délocalisée. On fait payer l'entreprise, le distributeur et/ou la marque par le boycott, le refus d'acheter, de consommer, de venir, d'entretenir une relation. On touche "là où cela fait mal" en adoptant l'adage des consommateurs engagés américains, "vote with your dollars" (dans un pays où la pratique du boycott domine depuis le XVIIIe siècle). Mais, surtout, cette manière de protester n'est plus un acte pour initiés, pour militants "purs et durs". Chaque jour, dans de nombreux secteurs, de plus en plus de consommateurs font leurs choix selon des critères qui n'ont plus seulement des dimensions rationnelles ou traditionnelles. La seconde dimension tient à l'économie des média, traditionnels ou novateurs. La rentabilité oblige plus que jamais, dans un univers d'ultra-concurrence à accroître rapidement les audiences, les diffusions, les nombres de clics… La condition sine qua none pour survivre c'est la courbe allant toujours plus vers le haut. Malgré les efforts de journalistes pour clamer leur autonomie et leur volonté de se distancier de ces pratiques, qui sont fréquemment d'une moralité contestable, nous changeons d'époque et sommes plus que jamais au coeur de cette fameuse post-modernité. Le fondement de nombreux outils d'information n'est plus la quête de la vérité, l'analyse, l'explication, le maniement de la globalité et de la complexité. Il faut impliquer le spectateur, le lecteur, le visiteur en s'appuyant sur le sensationnel, sur l'émotionnel, sur le "buzz", sur le "off", sur les "moments volés", sur tout ce qui provoque la peur, l'émotion, la sensation. Le spectacle domine et les marques, elles qui sont au coeur de la vie quotidienne des individus, forment de merveilleuses cibles. Personne n'est intéressé par la progression du chiffre d'affaires d'une entreprise, ses efforts d'innovation ou de formation. Les démarches vertueuses des entreprises font rarement la une des journaux. En revanche l'appel au boycott, la condamnation, l'indignation sont des postures qui s'apparentent plus au spectacle, largement exposées et reprises. La question des OGM, traitée en profondeur avec "pro" et "anti", scientifiques et débats contradictoires, ne fera jamais autant d'audimat que l'appel au boycott d'une grande multinationale. Il en est de même pour la plupart des grands sujets de société.
L'émotion l'emporte systématiquement sur la raison, le futile sur le nécessaire, la brève sur l'enquête de fond, et même l'effet sur les faits.

Les atouts et les risques principaux des entreprises et de leurs marques.

De Nike à Nestlé, de Mc Donald's à Shell, de Nokia à Danone, rares sont les entreprises et marques réputées, à ne pas avoir connu les tensions liées à un boycott. Les entreprises "apprennent en marchant" et l'on constate depuis plusieurs années, malgré des tensions et des erreurs de pilotage, un meilleur niveau de préparation. Les menaces sont évoquées et conduisent à des formations adéquates, les scenarii de communication de crise sont anticipés et préparés. Les acteurs qui opèrent dans des secteurs à risques suivent bien plus les actualités des contestations et des contestataires. La prise de parole face à une "affaire" fait l'objet d'un suivi régulier, les risques sont "monitorés". Certes, on rencontre encore des entreprises moins bien préparées mais davantage de mobilisations opérationnelles sont mises en place et effectives malgré des attaques souvent inattendues. L'autre dimension, fondamentale, concerne la prise en compte accrue de "l'interne". Par sensibilité, par formation, par apprentissage également, parfois après de cuisantes expériences, par observation de cas d'école (positifs ou désastreux) d'autres entreprises, la plupart des entrepreneurs et des cadres comprennent qu'un conflit doit, d'abord, être pris en compte par l'interne et avec lui. La fracture entre la direction et le personnel existe toujours mais les enseignements et les comportements vertueux se diffusent bien. On rétorquera que rien ne va assez vite, que certains patrons se comportent toujours comme des dirigeants autocratiques… La compréhension du rôle crucial de l'interne et de son implication dans le cas de graves conflits externes, et c'est le cas avec le boycott, explique pourquoi nombre de batailles ne font pas imploser les entreprises et parfois même les renforcent.

Trois risques majeurs

Le boycott
Le boycott
Les risques, eux, sont multiples et dépendent de données très variables selon les continents, les secteurs, les législations, les niveaux de risques potentiels des secteurs dans lesquels les marques opèrent. Mais trois d'entre eux sont particulièrement caractéristiques de la modernité et, sans doute, des conflits à venir. Le premier concerne le maniement de plus en plus difficile de la complexité. Une entreprise majeure aujourd'hui évolue sur plusieurs secteurs, dispose d'un potentiel de marques plus élevé, doit coordonner davantage de filiales, de technologies et de métiers, de décideurs et de managers. Cette démultiplication conduit à accroître les risques potentiels de raisons de boycotter. Elle rend plus lourde, plus risquée la gestion de la réponse, de la prise de parole, de la cohérence (ou plutôt de l'incohérence des comportements et des discours). La complexité oblige à un accroissement sensible des coordinations, des préparations a priori, des formations. Les grands groupes internationaux se doivent d'avoir un réseau court et efficace de sentinelles, en lien direct avec les centres de décisions ; les consommateurs et les médias actuels ne sauraient souffrir un temps de latence trop important dans la réponse à une crise grave. Un incident à des milliers de kilomètres du siège social peut avoir des répercussions aussi terribles que celles qu'ont connues certaines banques internationales.
 

La seconde tient à la clarification des "discours modernes", la relation entre les consommateurs et les clients des entreprises ou des marques. La "copropriété", la "marque partagée", le consommateur "partie prenante", sont certainement bien plus que des espoirs marketing et signifient que ce dernier peut désormais influencer les processus de création des produits, ne se limitant plus à n'être qu'une "machine à payer et à consommer". Pourtant, ces derniers sont aussi plus méfiants, plus distants, plus sensibles aux manipulations. Les entreprises se mettent en danger quand elles confondent les espoirs et les signes d'un plus fort partenariat d'une part, les réalités et les sentiments profonds d'autre part. Par ailleurs, à force de miser sur la consommation, parfois aux dépens de la qualité du produit, de sa valeur ajoutée d'usage, de la réalité du service proposé, on construit un fossé toujours plus large entre les promesses et les preuves de cette promesse… Autrement dit on développe des arguments pour créer de la déception, de la distanciation. Le vrai marketing des années 2015 est avant tout celui de l'engagement, vecteur de la bonne ou mauvaise réputation… Et on est loin des soucis traditionnels de la communication : tenir les promesses ; garantir une vraie qualité de service et de réponse ; sensibiliser au respect et à la transparence dans la relation ; se soucier encore plus des facteurs de stress, de perte de temps, d'attente ; apporter des innovations utiles… Le boycott, qu'il soit silencieux ou tonitruant, quotidien ou éphémère, résulte plus souvent de l'insatisfaction de clients ou de consommateurs que de révoltes passionnelles et d'engagements politiques révolutionnaires.

Le dernier point, sans doute plus "au-dessus de la mêlée" pose cependant une question essentielle pour les entreprises et pour les marques, celle de la société de consommation, de sa raison d'être, de son devenir. Comment lutter contre une critique qui fonctionne de manière globale, permanente, sur tous les médias de la planète et par tous les réseaux ? Comment surtout vivre (dans l'entreprise, dans sa manière de consommer, dans sa vie de client…) quand le message ultra-dominant consiste en une critique de la consommation, un appel à la méfiance des distributeurs, une obsession relative aux secrets, aux mensonges, aux triches des entreprises ? La société de consommation ne connaît qu'une place, celle de l'accusée, incapable de se défendre, ne disposant d'aucun appui au sein des entreprises et des marques. Alors à force de taper sur une cible, aussi forte soit-elle, et à défaut de la détruire, on la déprécie. Le boycott devient une évidence, ses raisons sont parfois acceptées comme des vérités toutes faites, la défense fournie par l'entreprise étant par essence mensongère ou manipulatrice...

Le boycott "anti"

Comment ne pas prendre en considération cette postmodernité qui assoit certainement l'avenir de la pratique du boycott : l'individu au centre et moteur de l'action même s'il n'y a réalité du boycott que par regroupement ou par adhésion à un appel émanant d'un groupe ; la puissance de la médiatisation comme levier indispensable de propagation de l'appel ; le rôle central donné à la consommation ; la puissance de l'émotionnel dans la dynamique de la mobilisation ; la capacité à créer de fortes solidarités temporaires et "tribales"… La France a débuté réellement à pratiquer cet activisme voilà une décennie. Mais à l'internationalisation des entreprises et des marques correspond aussi celle des organisations contestataires, des associations, de groupes de pression bénéficiant d'une audience plus forte, d'un véritable "goodwill" des média qui sentent le potentiel d'audience, d'une professionnalisation de ses membres et de ses pratiques. Au boycott orienté pour changer la politique des entreprises ou des marques vient s'ajouter une pratique bien plus dangereuse, celle du boycott "anti" qui, lui, n'a pas pour finalité de modifier des politiques ou des décisions mais de faire du mal, d'attaquer autrement l'entreprise et sur un terrain sur lequel elle se meut moins bien. Oui, la pratique du boycott n'a pas fini de faire parler d'elle dans le monde.

Notes

* Directeur général du groupe Ionis.
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