Le destin d'une marque est scellé dans un point d'inflexion historique : le moment de création de la marque. En effet, une marque - et toute son éthique - se crée quand une opportunité historique et morale se forme, et qu'une réponse privée peut y être apportée. Prenons l'exemple de L'Oréal. En 1909, quand Eugène Schueller, chimiste français, libéral, producteur de colorants artificiels pour cheveux, crée la Société Française de Teintures Inoffensives pour Cheveux (qui deviendra en 1939 L'Oréal, et leader mondial des cosmétiques 100 ans plus tard), il ne s'agit pas que d'une simple aventure entrepreneuriale personnelle. Avec un peu de distance, examinons le contexte de la création de cette entreprise. A la fin du XIXe siècle, la coloration des cheveux reste marquée d'un tabou religieux catholique datant de plusieurs centaines d'années : une femme qui se colore les cheveux est soit une femme malade obligée de cacher les effets de sa maladie, soit une femme de petite vertu qui exacerbe ses charmes. En décembre 1905, le vote de la Loi de séparation des Églises et de l'État abolit définitivement ce tabou : "Art. 1. La République assure la liberté de conscience (...) ". Cet événement ouvre la voie à une éthique entièrement nouvelle du rapport entre le corps et la société.
Portée par un élan plusieurs fois millénaire, L'Oréal se forge ainsi un destin. La marque saisit l'opportunité de devenir le champion mondial de cette nouvelle donne socio-historique, et installe son éthique libérale. La marque l'étend alors au plus grand nombre de produits, à tous les prix, dans tous les réseaux de distribution, et l'exporte dans le monde entier. Poussée par cette dynamique, stimulant en permanence ses équipes de recherche pour rester à la pointe de la chimie (le groupe dépose près de deux brevets par jour, et produit 4.000 nouvelles formules par an) et ses équipes marketing pour être à l'écoute la plus attentive des opportunités de mieux-être pour des millions de femmes, L'Oréal s'approprie pour longtemps cette histoire, y puise sa grandeur et son développement.
La marque ayant ainsi pris en main son destin, et l'ayant stabilisé par le maintien de l'actionnariat familial (deux générations et cinq dirigeants en 100 ans), elle peut en bénéficier comme cadre permanent d'innovation. Elle est "portée" par la grandeur de ce destin, orientée dans ses recherches, fière de sa mission d'universalisation de la beauté "La Beauté Pour Tous", héritière d'un acte fondateur ancré sur une évolution majeure de la société. Quand elle respecte cette grandeur et s'en inspire, L'Oréal est marque de Création. La conscience de ce destin, l'examen approfondi de son sens, des facettes éthiques qu'il engage, sont les conditions indispensables pour bénéficier d'un élan qui pourra encore durer bien plus de 100 ans.
Créée en 2006 à Harvard, Facebook bénéficie de la double rupture que nous avons évoquée. Rupture historique d'abord, avec le phénomène Internet, les blogs, puis l'apparition des réseaux sociaux. A l'origine considéré comme un passe-temps high-tech pour adolescents désoeuvrés, Facebook apparaît désormais comme un outil politique de premier ordre. Les exemples les plus connus sont la levée de fonds de Barack Obama pour la présidentielle de 2008 (750 millions de dollars), et le Printemps Arabe de 2011, avec en particulier les révolutions populaires tunisienne et égyptienne. On notera que souvent, la technologie est un facteur de rupture déclencheur. On peut aussi parler de rupture morale : information non censurée, publication dans l'espace public de données privées. "Tout le monde était libre de dire ce qu'il voulait", souligne une consultante au Caire. Avec l'audience massive des pages Facebook, les manifestations sont devenues faciles à organiser. La CIA, habituée à d'autres pratiques, n'y a vu que du feu, et se rattrape à grands frais aujourd'hui. Non seulement les réseaux sociaux ont une utilité en termes d'information, mais ils ont aussi fait naître un sentiment d'appartenance collective. "Quelque part sur la toile, vous savez qu'il y aura une autre personne ayant les mêmes points d'intérêts que vous", explique Inge de Waard, chercheuse à Anvers. Elle ajoute que si les réseaux sociaux ont prospéré si rapidement, c'est qu'ils satisfont trois besoins fondamentaux de l'être humain : communiquer, apprendre et se sentir membre d'une communauté. Les réseaux sociaux seront susceptibles de déclencher d'autres types de révolutions, scientifiques et techniques, qui pourraient être des éléments de rupture tout aussi fondamentaux sur le long terme. De son côté, la société Salesforce, spécialiste du social business, présente des témoignages troublants des présidents de Toyota et de Burberry affirmant que leur principale responsabilité consiste à intégrer la nouvelle composante "sociale" au coeur de leurs marques pour ajuster leur politique d'innovation.
Facebook est aujourd'hui valorisé près de 100 milliards de dollars après six ans et quatre révolutions. Le monde a changé.
Une marque est à la confluence de deux dynamiques essentielles qui fondent sa singularité : d'une part, son histoire (diachronique) propre, avec un ou plusieurs fondateurs, qui s'inscrivent eux-mêmes dans la grande Histoire humaine, sociale, et morale comme nous venons de le voir avec L'Oréal. D'autre part, une identité structurelle archétypale, intemporelle (synchronique), qui rend la marque héritière d'un mythe premier, dont elle se fait le relais dans le monde actuel. De même que James Dean nous renvoie au mythe de Jason avec sa mort tragique, Marilyn Monroe à celui de Lilith qui se refuse, Richard Branson, le créateur de Virgin, nous renvoie à celui d'Hercule qui terrasse les géants, ou Bernard Arnault et le groupe LVMH à celui de Zeus qui règne sur l'Olympe. Alors que les choix qui s'expriment dans le champ historique sont liés à la volonté, au désir, aux stratégies des marques, la composante mythique constitue une structure qui se présente comme une ressource permanente, disponible, riche et complexe. Porteuse d'un archétype hérité de son fondateur, la marque se distingue par sa manière unique de le vivre, de le partager avec ses clients et son univers. Par sa composante historique, elle expérimente sa puissance et son pouvoir d'affirmation et de prise sur le monde. Par sa composante archétypale, elle s'engage dans un chemin de conscience qui lui permet de s'inscrire dans la durée, de se pérenniser. Ces deux facettes de la Singularité, ADN historique et archétype identitaire, se rejoignent dans les actes de Création qui marquent la vie de la marque, quand son identité se matérialise par une innovation concrète.
Pour caractériser les archétypes identitaires des marques, en évitant les standards de la psychanalyse jungienne, nous nous sommes intéressés aux travaux de Georges Dumézil, linguiste et historien, spécialiste de mythologie comparée. Il a analysé et mis en correspondance les mythes et épopées védiques, indiennes, iraniennes, grecques, romaines, celtes, nordiques, ossètes, depuis trois mille ans, et fait apparaître le principe de la Trifonctionnalité. On trouve dans tous ces mythes trois types d'acteurs, dans trois "fonctions" qu'il nomme les Souverains, les Guerriers et les Producteurs. Les Souverains étaient les dieux créateurs et les prêtres, ceux qui recevaient l'autorité d'en haut ; les Guerriers correspondaient aux héros et aux combattants ; les Producteurs créaient la richesse, principalement via l'agriculture et l'élevage. Ces principes, validés dans toutes les cultures indoeuropéennes, sont duplicables pour les organisations. Au cours de nos travaux de recherche, nous avons constaté que ces trois fonctions se rejouaient dans le champ économique, à travers les marques, pour former trois "types Trifonctionnels". On trouve ainsi des marques Souveraines, des marques Guerrières et des marques Productrices. Les marques Souveraines maîtrisent le temps (Nivea, Lactalis, Leffe), revendiquent d'être la référence et gèrent un territoire en affirmant une compétence globale (Coca-Cola, Unilever, Pernod-Ricard). Les marques Guerrières visent le futur. Elles accompagnent nos défis en nous donnant les moyens d'exprimer notre volonté de dépassement (Nike, Danone, Lavazza) et de dépasser les contraintes de nos vies (Procter & Gamble, 3M, Red Bull). Les marques Productrices s'inscrivent dans la relation, dans le présent, et développent la valeur et le plaisir des personnes (L'Oréal, Bongrain, 1664) ou le désir et la valeur d'usage (Apple, Carte Noire, Mc Donald's). Toutes les marques peuvent être ainsi "branchées" sur leur archétype identitaire fondateur, comme nous avons pu le vérifier dans près de cent marchés. Les clients d'un marché ont besoin de la diversité de ces fonctions symboliques. C'est pourquoi les identités des leaders d'un marché mature se distribuent toujours autour de ces trois fonctions. Par exemple, dans les télécoms, Orange est Souverain ("Le monde change avec Orange"), SFR et aujourd'hui Free sont Guerriers et Bouygues Telecom est Producteur ("n°1 de la relation client"). Nous pouvons décrypter en conséquence les fondements de leur culture. Dans la grande distribution alimentaire, Auchan est Souverain, Carrefour, Leclerc et Intermarché sont Guerriers, quand U et Monoprix sont Producteurs.
En matière d'innovation, chaque type Trifonctionnel mobilise une approche totalement différente. Les marques Souveraines organisent des solutions pour protéger ce que nous avons d'essentiel et l'amener dans le futur : Lactalis crée une cave portable pour le Roquefort Société pour tenir sa promesse d'authenticité tout en bénéficiant de la modernité d'un emballage moderne ; avec la crème "Goodbye Cellulite", Nivea réussit le tour de force de maintenir la promesse de protection illimitée de la marque, tout en s'engageant dans l'efficacité attendue par les femmes. Les marques Guerrières exacerbent votre énergie et vos désirs de dépassement : pour vous permettre de ne plus jamais être gêné par vos pellicules, P&G propose Head & Shoulders, le n°1 mondial de l'antipelliculaire ; pour vous permettre de ne jamais être limité dans votre volonté de vous éclater en faisant du sport, Nike vous propose une meilleur confort (Nike Air), du ressort (Nike Shox), vous connecte à une communauté de coureurs en ligne (Nike+), et Facebook vous permet de partager votre pouvoir. Les marques Productrices comme L'Oréal multiplient les études et sont constamment à votre écoute pour proposer ce qui va vous séduire le plus : pour vous offrir le plus grand des plaisirs en matière de café, et donner à tous accès à un savoir-faire quasi-professionnel, Nestlé propose Nespresso, café en capsules vendu en circuit sélectif avec une image de luxe ; pour vous libérer de plus en plus des contraintes de l'interface homme-machine, Apple vous propose l'iPad, premier ordinateur tactile intuitif. Nous pourrions ainsi continuer à décrypter des centaines d'exemples.
Notre conviction est qu'une marque qui innove dans le respect de sa Singularité se connecte avec la grandeur de son destin. Elle incarne son rôle de Créateur en confrontant la puissance et la cohérence de son type Trifonctionnel avec sa dynamique historique et sa volonté stratégique. Connaissez-vous les ruptures historiques et morales qui fondent votre marque ? Business as usual is over... il faut penser la marque dans le très long terme, comme un élément clé d'une nouvelle dimension du Développement Durable : le sien. Comment imaginer sans cette posture de Créateur le nouveau Nespresso des glaces ou du chocolat chez Nestlé, la suite du génie de Steve Jobs chez Apple ? Quand on oublie son destin et sa grandeur au profit d'intérêts financiers ou d'un raisonnement "horizontal" à court terme devenus sclérosants, il y a Nokia, qui a raté son entrée dans le smartphone... et Kodak, qui a raté son Futur.
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