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Revue des marques : numéro 77 - janvier 2012
 

La consommation engagée : un répertoire d’actions

Entre les mouvements radicaux et les mouvements réformistes, la consommation dite engagée offre un large spectre d’actions dont certaines peuvent s’inscrire dans une vision marchande.

Entretien avec Sophie Dubuisson-Quellier, directrice de recherche en sociologie au Centre de sociologie des organisations (CNRS-Sciences Po)


L’expression "consommation engagée","citoyenne", "responsable", peut-elle être datée ? Si oui, dans ce cas, en quoi le contexte serait-il révélateur ?

Sophie-Dubuisson-Quellier
Sophie Dubuisson-Quellier
Sophie Dubuisson-Quellier : Il s’agit d’une question difficile car, en France, l’histoire des mobilisations de consommateurs est moins documentée que dans les pays Anglo-Saxons. Les premiers mouvements apparaissent, en France, au début du 20 e siècle et on parle alors simplement de consommateurs.
Le contexte est important puisqu’il s’agit d’une période dans laquelle la régulation publique des activités économiques est faiblement développée et ces mouvements en appellent justement à plus de régulation, qu’il s’agisse de protéger les intérêts des consommateurs mais surtout les droits des travailleurs.
On pourrait trouver des similitudes avec la période actuelle, marquée par de profonds bouleversements autour des formes de gouvernance économique et dans laquelle certains mouvements qui utilisent les ressorts de la consommation citoyenne ou responsable en appellent aussi à une régulation accrue de l’État.

La consommation engagée passe-t-elle obligatoirement par la contestation et le contournement du marché ?

Sophie Dubuisson-Quellier : La consommation engagée n’existe pas en dehors des mouvements qui tentent de l’organiser et, au sein du monde militant, les optiques sont diverses : elles vont des mouvements plutôt réformistes qui s’appuient clairement sur les fonctionnements marchands pour les renégocier (certains acteurs du commerce équitable, ou certaines associations environnementales), jusqu’aux mouvements les plus radicaux qui prônent des formes d’échange se situant hors marché. Cette diversité du spectre est intéressante parce qu’elle permet de mesurer la diversité des options politiques pour lesquelles la consommation peut constituer un espace de contestation.

Quels seraient, aujourd’hui, les "nouveaux esclaves" (cf. les abolitionnistes de l’esclavage aux Etats-Unis prônant des produits "libres" ?)

Sophie Dubuisson-Quellier : Vous faites probablement référence aux échos que le mouvement du commerce équitable fait au mouvement du Free Labor qui animait une partie des abolitionnistes aux États- Unis. Les points de similitudes existent, notamment parce que, dans un cas comme dans l’autre, les promoteurs de ces mouvements ont été conduits à construire des filières ad hoc et se sont heurtés à des difficultés semblables. Cependant, les situations sont difficilement comparables. Malgré tout, ces similitudes permettent de constater que probablement, comme la sociologie des mouvements sociaux, les répertoires de la contestation ne sont pas infinis et que les mouvements empruntent toujours les mêmes chemins pour l’organiser.

Comment faire la part du "droit" et du "devoir" du consommateur dans la consommation engagée ?

Sophie Dubuisson-Quellier : Les mouvements de consommateurs, qui se sont développés dès la fin du 17 e siècle, ont très souvent articulé deux revendications : celle d’une défense des intérêts des consommateurs que l’on retrouvait par exemple dans les mouvements de lutte contre la vie chère ; et celle d’une responsabilité sociale des consommateurs que l’on trouvait par exemple dans les ligues de consommateurs qui ont développé, à la fin du 19 e siècle, des premières tentatives de label social. Aujourd’hui, si les mouvements consuméristes se sont plutôt positionnés sur la question des droits, ce sont d’autres mouvements (commerce équitable, mouvements environnementalistes) qui en appellent à une responsabilité des consommateurs. Cette réalité suggère que le consommateur est bien une figure sociale de l’ordre marchand qu’il semble difficile de séparer d’autres figures sociales telles celle du contribuable, du travailleur ou du citoyen. Nous sommes tous les uns et les autres à la fois.

Le consommateur est bien une figure sociale de l’ordre marchand qu’il semble difficile de séparer d’autres figures sociales telles celle du contribuable, du travailleur ou du citoyen. Nous sommes tous les uns et les autres à la fois.

Comment classez-vous les Français en matière de sensibilité aux problématiques environnementales ?

Sophie Dubuisson-Quellier : L’enquête Ethicity produit chaque année des données à ce sujet et son édition 2011 montre qu’il existe bien une préoccupation environnementale des Français. Ensuite, il faudrait se reporter aux études européennes pour replacer les Français sur une échelle comparative.

Ecolabels, logos, pictos, marques privées… la profusion n’ajouteelle pas à la confusion ?

Sophie Dubuisson-Quellier : Bien évidemment et de ce point de vue un nombre important de démarches militantes s’appuyant sur la consommation engagée mobilisent des ressorts marchands (comme des guides ou des labels). Par ailleurs, les acteurs économiques se sont aussi beaucoup fait l’écho de ces démarches et ont repris certaines propositions pour les inclure, sous des formes marchandes, dans leur offre (on peut penser par exemple au thème du local). Cette réalité montre que le marché n’est pas un univers clos et qu’inévitablement il se nourrit aussi des formes de contestation qui s’adressent à lui.

Quelles conditions réunir pour que les démarches d’ecolabelisation soient efficaces ?

Sophie Dubuisson-Quellier : L’écolabelisation est un outil de l’action publique qui s’adresse tout autant aux consommateurs qu’aux entreprises. Les pays dans lesquels ces démarches fonctionnent plutôt bien (la Suède ou l’Allemagne sont souvent citées en exemple) sont ceux où cette démarche existe depuis longtemps et est largement soutenue par les acteurs publics, les entreprises et des associations de protection de la nature, dans des formes de partenariats stables.

Boycoot ou buycoot ? Les Français semblent davantage privilégier la deuxième action (Total n’a jamais été boycotté !, Danone uniquement sur Internet…)

Sophie Dubuisson-Quellier : Le boycott est clairement dans la tradition américaine, c’est même l’un des modes d’action qui a forgé l’identité citoyenne de la nation américaine (Tea Party de Boston en 1773). Pour les citoyens américains, il s’agit pratiquement d’un réflexe qui traduit la capacité de chaque citoyen à s’ériger aussi bien contre l’Etat que contre les intérêts organisés des firmes. En France, nous n’avons pas cette tradition. En revanche, les produits ont toujours été dépositaires d’identités fortes (locales et patrimoniales notamment à travers les AOC par exemple), ce qui a aussi permis de faire de l’acte de consommation une revendication militante ou identitaire.

En matière de produits bio, la demande, en France, dépasse l’offre, d’où la nécessité d’importer ! En contradiction avec le "bilan carbone" ! Y auraient-ils, selon vous, d’autres effets pervers "cachés" de la "consommation engagée" ?

Sophie Dubuisson-Quellier : Oui c’est tout à fait le cas, car la consommation engagée est en réalité un répertoire d’actions qui est utilisé à l’appui de projets politiques et économiques bien différents et qui ne sont pas tous compatibles entre eux ou qui n’ont pas été nécessairement articulés. On peut citer d’autres exemples d’incompatibilité : aujourd’hui, l’alimentation locale est aussi bien défendue par des projets qui veulent démontrer son caractère éventuellement moins impactant sur l’environnement, que par des projets qui soulignent sa contribution au développement économique d’un territoire, voire par des projets à visée nationaliste et protectionniste.

La consommation engagée est-elle destinée à soutenir une cause collective ou à répondre à une préoccupation individuelle ? (ex : le cas du bio)

Sophie Dubuisson-Quellier : Encore une fois la consommation engagée est un répertoire d’actions, c’est-à-dire que c’est une modalité d’action qui est proposée aux consommateurs pour s’engager dans un projet militant. Mais dans le même temps, elle est mise en oeuvre bien souvent à partir des ressorts et équipements de l’action marchande (des labels, des marques, des guides d’achat). Les consommateurs peuvent donc s’y inscrire dans des modalités très différentes, certains sont très militants, d’autres pas du tout. Le bio a l’énorme avantage, pour ses promoteurs, de pouvoir s’inscrire à la fois dans le projet collectif de l’agriculture biologique et dans des démarches individuelles, voire individualistes. Ainsi, le paradoxe veut que les consommateurs bio majoritairement consomment ces produits en vertu d’allégations dont ces produits ne sont pas porteurs !

Protection de l’environnement, défense de la biodiversité, hygiène de vie, justice sociale… l’engagement envers telle ou telle cause variet-il selon les cultures ?

Sophie Dubuisson-Quellier : Il varie selon les organisations et les institutions qui les portent localement surtout. Cela dit, les organisations militantes sont pour la plupart en réseau, au niveau international. C’est le cas du commerce équitable, des organisations autour du commerce éthique ou de l’alimentation solidaire. Ce qui permet aussi de diffuser des cadres d’action relativement semblables.

Surfer sur la vague de la consommation engagée, n’est-ce pas pour certaines marques, s’offrir à bon compte une bonne conscience… ?

Sophie Dubuisson-Quellier : C’est le risque, au grand dam des organisations militantes qui ont souvent déployé une énergie importante pour créer des filières ou des outils. Cela dit, les entreprises doivent aussi être vigilantes, car la plupart des études montrent que les consommateurs font globalement peu confiance aux entreprises, alors qu’ils donnent plus facilement du crédit au monde associatif. Une entreprise pourrait donc payer assez cher une réinterprétation un peu sauvage ou rapide d’un cadre militant. Les actions de type "blaming and shaming" développées par le monde militant sont souvent redoutables d’efficacité.

Commerce éthique, commerce équitable : la marque Ethiquable entend prouver que l’on peut conjuguer les deux ? Pourquoi le premier serait-il plus difficile à organiser que le second ?

Sophie Dubuisson-Quellier : Pour le moment, le commerce équitable fonctionne sur la base d’opérations économiques dont une partie est maîtrisée par les organisations du commerce équitable (que ce soit via la labellisation ou directement par le montage d’organisations d’importation et de distribution). En revanche, aujourd’hui, le commerce éthique est obligé de s’en remettre directement aux entreprises, qui doivent coopérer avec les associations militantes, et être transparentes. Ce que les entreprises ne semblent pas prête à faire. Le commerce éthique vise à modifier toutes les pratiques des entreprises, là où le commerce équitable a pris le parti d’organiser et de maîtriser des filières spécifiques.

De la consommation "engagée", aujourd’hui, à la consommation "indignée", voire à la consommation "compassionnelle", demain ?

Sophie Dubuisson-Quellier : Oui pourquoi pas, la consommation est un répertoire de l’action contestataire, il y a donc moyen de l’utiliser dans des registres fort différents.

Quel chapitre ajouteriez-vous à votre livre La consommation engagée, publié en 2009 ?

Sophie Dubuisson-Quellier : Aujourd’hui, beaucoup de choses bougent du côté de l’habitat et de la mobilité, avec les systèmes de partage et de coopératives qui constituent des innovations sociales à partir desquelles il y a beaucoup à apprendre.

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