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Revue des marques : numéro 75 - juillet 2011
 

De la Brand Culture à la recherche culturelle

Pour s'inscrire durablement dans l'esprit du consommateur, les marques doivent exposer leur culture et proposer des modèles d'identification culturels à leur public. Pour ce faire, il faut repenser l'analyse stratégique de la marque pour y inclure un chainon manquant : la culture.

Par Aurélie Pichard et Daniel Bô


Aurélie Pichard
Aurélie Pichard

Daniel Bô
Daniel Bô
Une marque n'est pas simplement la somme des représentations que l'on en a, la marque est un agent culturel. Cette dimension avait été mise en exergue par Jean-Noël Kapferer qui avait fait de la facette culturelle un élément essentiel de l'identité de marque dès 1990 dans Les marques, capital de l'entreprise.
Il y soutenait l'idée que celles-ci construisent autour des produits et services qu'elles mettent sur le marché tout un univers aspirationnel, qui leur permet de mieux vendre leurs produits. Cet univers incarne les valeurs immatérielles de la marque(1), son maginaire spécifique visant en dernière instance à susciter le désir d'achat ou l'attachement à la marque.
Cet univers aspirationnel s'appuie sur de nombreux éléments dont la marque a hérité au cours de son histoire : une figure charismatique ou un mythe fondateur, un acte notable (innovation "produit") et un savoir-faire spécifique, des promesses (bénéfices produit ou claims de valeurs), des rituels de consommation, un certain nombre de symboles et de références implicites, etc. Tous ces éléments véhiculent des substrats culturels qui contribuent à façonner ce que l'on peut appeler un patrimoine culturel(2).

Ce patrimoine, s'il a une valeur incontestable dans la brand equity, ne constitue pas encore une culture de marque. En effet, pour qu'il y ait culture, il faut qu'il y ait un ensemble unifié et cohérent de communication qui soit partagé par les membres de la société à laquelle la marque s'adresse.
Cette culture est la clé de voûte du succès de la marque : elle repose sur un concept majeur, qui peut être dérivé d'une innovation "produit" ou d'une vision avant-gardiste du fondateur : par exemple, Nike et la culture du dépassement de soi (en ligne avec la personnalité de Phil Knight) ou Louis Vuitton et la culture du voyage comme expérience (reposant sur l'invention de la toile monogramme pour les malles des explorateurs).

Pourquoi cette facette culturelle des marques devient-elle aussi prépondérante ? La facette culture sort aujourd'hui en majeur pour plusieurs raisons : fin des idéologies, vide de la société de consommation qui s'étend, recherche de sens pour le consommateur, nécessité de créer de l'implication, terrain favorable avec Internet comme média culturel dominant.


Sur le plan de la communication, on assiste à un décloisonnement entre la culture commerciale (la publicité), la culture populaire (pop culture) et la culture institutionnelle (culture intellectuelle des élites).

Au-delà de ces phénomènes maintenant bien compris, les marques sont éminemment et avant tout des faits culturels. Vu le niveau de maturité des consommateurs par rapport aux marques, elles font partie du bain culturel dans lequel on baigne, sont des réalités symboliques intégrées et inhérentes aux sociétés dont elles font partie de sorte que chaque acte de consommation est symbolique et culturel (il n'y a pas d'acte de consommation purement commercial ou neutre, même chez les "no logo"). Dans ce paysage, la marque est un pole d'identification sociale de l'individu ("dis-moi ce que tu consommes et je te dirai qui tu es" aurait dit Bourdieu). Cela vaut particulièrement pour toutes les marques qui appartiennent à la sphère publique, c'est-à-dire qui sont visibles et fonctionnent comme des signes dans la société : les marques de voiture, de vêtement, de parfum, les accessoires, l'alimentation, le portable, l'ordinateur, tout ce qui a une existence sociale. Par exemple, quand je bois une cannette de Coca-Cola, je ne bois pas seulement du liquide gazeux marron, je bois aussi tout ce qui est véhiculé symboliquement et culturellement par la marque.

Par ailleurs, sur le plan de la communication, on assiste à un décloisonnement entre la culture commerciale (la publicité), la culture populaire (pop culture) et la culture institutionnelle (culture intellectuelle des élites) : les différents plans se mêlent de sorte que les spots publicitaires deviennent des mini-films, le lieu de vente devient un lieu de consommation culturelle (expositions), la marque elle-même devient l'objet d'une exposition dans un musée (Bréguet au Louvre ou Bulgari au Grand Palais), etc. Il en résulte que tout acte de communication est avant tout culturel. Ainsi, les marques ne peuvent plus sous-estimer leur influence ou leur rayonnement culturel.

Le succès d'une marque vient une fois que l'on a articulé l'identité de la marque avec les attentes du marché par la mise en place d'une Brand Culture forte.

La juste expression de la Brand Culture à travers les générations et les marchés

Ce qui est essentiel dans cette idée de culture, c'est qu'elle est l'horizon indépassable de la marque, mais qu'en même temps elle doit trouver son public à chaque changement générationnel. Le succès d'une marque repose sur sa capacité à épouser les tensions et désirs à l'oeuvre dans une société donnée. C'est une condition nécessaire, mais non suffisante : il faut aussi que cette cristallisation des désirs et attentes soit en accord avec l'identité de la marque. Le succès vient une fois que l'on a articulé l'identité de la marque avec les attentes du marché par la mise en place d'une Brand Culture forte. Par exemple, ce qui a fait le succès de la marque Nike à ses débuts est qu'elle a communiqué sur le dépassement de soi, une valeur profondément en ligne avec la personnalité du fondateur (un coureur de fond qui grâce à sa détermination a réussi à devenir un bon coureur) et qui faisait écho à une profonde aspiration de la société américaine dans les années post-prospérité où la logique du rêve américain semblait s'être grippée (stagflation) (3). Cependant, succès d'un jour n'est pas succès de toujours. Le contexte socio-économique étant toujours changeant, les tensions et désirs des sociétés sont en constante évolution. Par conséquent, pour que le succès d'une marque soit durable, il faut qu'elle puisse retrouver ce qui dans sa culture peut entrer en résonnance avec la société à chaque changement générationnel (ou sur chaque marché).
Or parfois, les marques dérivent de leur culture centrale et communiquent de façon éclectique et sur des thématiques hétérogènes pour suivre les tendances et avoir l'air "moderne". Elles suivent trop ce que leur dicte le marché en négligeant leur propre fond culturel et au détriment de la cohérence de leur culture. D'autre part, leurs communications et leur patrimoine culturel peuvent être tellement riches qu'ils perdent en cohérence, d'autant plus à travers la multiplicité des marchés sur lesquels la marque communique. Il n'est pas évident de tenir sa communication de bout en bout à l'échelle globale.

La nécessité de repenser les études stratégiques sur la marque

La marque n'est pas une entité abstraite. Dans ce paysage, il est absolument capital de repenser l'analyse de la marque et la mise en place de sa stratégie. Les méthodologies marketing classiques, du marketing basé sur l'USP (une promesse unique et consistante) au marketing émotionnel, viral, ou sensoriel, semblent, prises isolément, insuffisantes pour réussir à susciter l'implication du public et l'attachement à la marque. On a dans l'histoire du branding joué sur plusieurs facettes de la relation avec le consommateur : en lui promettant un bénéfice rationnel (modèle proctérien de l'USP qui connu son âge d'or dans les nnées 1950), en jouant sur les ressorts cachés du désir (années 1980 et développement des sciences cognitives), en exploitant les relations qu'entretiennent les consommateurs entre eux (années 1990 et avènement d'Internet), etc (4). Toutes ces facettes ont occulté une dimension extrêmement importante de la marque : son capital culturel. Jusqu'à présent, on a considéré les marques comme des entités abstraites, devant se positionner sur le plan de la communication, dans un paysage concurrentiel dénué de tout contexte historique : il s'agissait de trouver les territoires vacants de marque, face aux concurrents pour parvenir à égager l'UCCA (unique and compelling competitive advantage) supplantant alors l'USP. La recherche de l'UCCA repose sur une illusion de la comparabilité des marques entre elles, alors que celles-ci sont des entités vivantes, dotées d'une histoire et d'une culture d'entreprise propre et qui comme des êtres vivants évoluent par leurs échanges avec le milieu.
Ne pas tenir compte de ce milieu ambiant dans la stratégie de branding nous semble extrêmement risqué. D'autre part, l'UCCA, comme l'USP, est extrêmement réductrice en terme d'image, en ce qu'elle repose sur une proposition unique (un bénéfice unique ou un positionnement unique) alors que la marque doit proposer des modèles culturels forts aux individus. Le consommateur n'est pas seulement un agent économique. Dans l'histoire du marketing, on a aussi fabriqué une figure de "consommateur" réduit à son rôle d'agent économique, fût-il envisagé comme un preneur de décisions rationnelles, sous le joug d'émotions subliminales ou bien dans sa relation aux autres. Dans chaque cas, le consommateur était une figure tronquée, non considéré dans sa globalité, ni envisagé dans son environnement culturel et historique.
Or, le consommateur est avant tout un sujet de désir et d'angoisse. La marque via sa culture doit véhiculer des modèles propres à réaliser les désirs et apaiser les angoisses des consommateurs.

La marque via sa culture doit véhiculer des modèles propres à réaliser les désirs et apaiser les angoisses des consommateurs.

Le marketing a longtemps majoritairement appréhendé ce désir en terme de singularité (un désir unique, avoué ou caché, subliminal ou mimétique, même si on envisageait qu'un individu pouvait avoir plusieurs désirs). Or, il semble que le désir ne soit pas par nature désir d'un objet unique. En partant de Gilles Deleuze dans son Anti-OEdipe (5), nous pouvons dire que l'individu désire non pas des objets isolés, mais des ensembles d'objets. Deleuze dit que le désir se fait par grappe : quand je veux telle robe qui est dans la vitrine, je ne veux pas seulement cette robe, mais aussi les chaussures qui vont avec, la silhouette, le style, l'homme qui va avec, le dîner romantique et pour ainsi dire le lifestyle qui va avec cette robe. Comment se constituent ces ensembles ? Par des associations culturelles, symboliques et historiques dans la tête du consommateur. Si l'individu désire par grappe, il faut revoir le modèle de communication pour captiver le consommateur dans sa globalité en se mettant au diapason des associations culturelles et symboliques qui sont les siennes. Le problème pour les marques n'est donc pas seulement comment susciter l'achat du produit, mais comment faire adhérer à la marque (à son univers, à sa culture, aux modes de vie qu'elle propose). Elles ne peuvent plus faire reposer leur identité sur un insight ou une vérité consommateur mais doivent le faire sur une culture forte.

Recherche culturelle

Au-delà des études consommateurs ou des analyses de fond de marque, nous pensons qu'il est capital pour les marques de procéder à une "recherche culturelle", afin de s'assurer de la pertinence de leur Brand Culture dans un marché donné. L'idée est double. Elle consiste à aider les marques à repérer dans leur patrimoine de marque les gisements de contenus qui permettront d'exprimer au mieux leur Brand Culture, et à identifier les points de résonnances culturelles entre la marque et les individus dans le marché où elle opère (pour fournir les bons éléments de performation de la marque en accord avec cette Brand Culture). Cette "recherche culturelle" est une analyse croisée entre les éléments d'identité de la marque (logo, nom, signature, codes visuels, etc.), l'histoire de la marque et son corpus de communication, et le milieu culturel dans lequel la marque opère, elle permet aux marques de développer un univers riche et dense en capitalisant sur leur héritage culturel. Elle s'appuie sur une analyse sémiologique qui porte sur tous les supports de communication et sur le concept central sur lequel repose la marque faite par un ou plusieurs sémiologues spécialiste du/des marché(s) envisagé(s) et une recherche documentaire approfondie (lecture d'ouvrages de références, d'histoire, d'histoire de l'art, d'histoire du produit, etc.)

Notes

(1) Cf. : Jean-Noël Kapferer et Vincent Bastien, Luxe Oblige, Partie II, Chapitre 6 sur la facette culturelle du prisme d'identité de la marque, Paris, Eyrolles, 2008
(2) La marque, un produit...Culturel ?, Jean Watin-Augouard, Revue des Marques n°33, Janvier 2001.
(3) Cf. : Analyse de Douglas B. Holt in How Brands Become Icons, The Principles Of Cultural Branding, Harvard Business School Press, 2004.
(4) Voir le découpage historique que fait Douglas Holt dans How Brands Become Icons, op.cit.
(5) Gilles Deleuze et Felix Guattari, Anti- OEdipe, Editions de Minuit, 1977.
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