De nombreuses marques n'en sont plus vraiment : mais qu'est-ce qu'une marque ? Une fiction, un substitut – à un créateur, un fabricant, un artisan –, et une abstraction : c'est pour cela que l'on parle tant d'ADN, de personnalité de marque, juste pour oublier qu'une marque n'est pas, ne sera jamais, humaine. Pourquoi et comment sont-elles apparues ? On renverra à Procter & Gamble et à leur mythique savon Ivory, "un savon blanc peu coûteux d'une haute qualité égale à celle des savons importés de Castille", comme le rappelle encore le site du groupe (2) : comment convaincre des millions d'américains de l'acheter ? Par la publicité – 11 000 $ dans un magazine hebdomadaire. Les marques se sont développées le jour où s'est définitivement rompue la relation entre producteurs et consommateurs, entre fabricants et clients, où le vendeur ne pouvait plus convaincre son acheteur dans le cadre étroit de sa boutique : "Ceci vous donnera toute satisfaction".
Mondialisation naissante de la production, généralisation du libre service : le monde devenait moderne – pénétrait dans l'ère moderne… ou du moins, du modernisme. La marque a alors repris à son compte les droits et devoirs des créateurs / vendeurs auxquels elle se substituait, d'où l'idée d'un contrat de marque. "Un contrat se définit comme une convention formelle ou informelle, passée entre deux parties ou davantage, ayant pour objet l'établissement d'obligations à la charge ou au bénéfice de chacune de ces parties", précise Wikipédia (3). Le contrat de marque – convention évidemment informelle – précise les obligations à la charge du fabricant et au bénéfice du consommateur : en termes marketing, les avantages produits que garantit la marque à ses clients ; en retour, ce dernier les achète à leur juste prix. Le contrat de marque trouve cependant une certaine formalisation dans le discours publicitaire – que l'on pourrait même définir comme l'expression la plus formelle du contrat de marque – que le consommateur signera, quant à lui, non de son sang, mais de son argent ! Le modernisme sera l'époque de ces annonces vantant des bénéfices, et un progrès, très concrets : ceux du "Avec Génie, je ne fais plus bouillir", des premiers réfrigérateurs, des premiers hypermarchés regorgeant de produits quasi magiques.
Le postmodernisme naîtra à la fin des Trente Glorieuses, quand les publicitaires découvrant qu'ils n'ont plus rien à dire des produits dont les annonceurs leur confient la destinée, se décident à qualifier… les acheteurs de ces produits. Avant, on achetait une DS pour le plaisir, voire ce que Barthes nommait "une gourmandise de la conduite" (4) ! A partir des années 1970, les cadres se précipiteront sur les BMW pour affirmer leur réussite sociale, comme le constatera Baudrillard : "Les objets […] ne "désignent" non plus le monde, mais l'être et le rang social de leur détenteur" (5). Le postmodernisme sera l'âge d'une consommation désabusée, où le progrès ne sert plus vraiment les individus, mais leur permet juste de se différencier les uns des autres ; où on n'achète plus un téléviseur Sony pour son image mais pour son prix… élevé ! Le postmodernisme sera l'époque où tous les produits se ressemblent – Clio, Fiesta, Corsa, … comment les différencier ? – et où des consommateurs blasés se rassurent en payant plus cher. Jusqu'à la caricature quand Séguéla déclare :"Si on n'a pas de Rolex à 50 ans, on a raté sa vie". Mais que devient le contrat de marque à l'époque postmoderne ? Rien : il vole simplement en éclats. Car on ne peut inclure dans un contrat ce qu'on ne possède pas – ou que l'on ne maîtrise pas, ce qui revient au même. Un constructeur automobile peut garantir la nervosité d'un moteur et non le statut que son modèle conférera à son conducteur. Ou du moins, plus aujourd'hui.
Le postmodernisme aurait pu durer longtemps – aussi longtemps que les publicitaires verrouillaient la communication marchande : la puissance du média télévisuel les y aidait grandement… sauf que le jour où Patrick Le Lay déclarait vendre à Coca-Cola "du temps de cerveau humain disponible", le tonneau des Danaïdes s'était réellement mis à fuir de partout. Comme l'annonçaient dès 1999 les rédacteurs du Cluetrain Manifesto, "les marchés sont des conversations (6)": à côté du verticalisme de la publicité médias, naissait une communication citoyenne, horizontale, entre pairs. Et les gens se sont tranquillement mis à discuter des produits et des marques qu'ils achetaient, non plus en termes de signes, mais de réels bénéfices – et cela tombait bien, depuis un quart de siècle que leur pouvoir d'achat s'érodait (les revenus salariaux n'ont pas progressé en France depuis 1980 7). Dès lors, ils allaient distinguer les vrais progrès des faux… car bizarrement avec internet, fixe ou mobile, notre société s'était remise à avancer : alors que les publicitaires s'évertuent toujours à parler de signes, les consommateurs parlent d'usages ; il semblerait même que certains retrouvent un certain plaisir à consommer – utilement, s'entend – comme ce fut le cas de leurs parents et grands parents dans la France de l'après guerre. Retour vers le modernisme ? Paradoxe : alors que nombreuses sont les marques qui proclament haut et fort leur légitimité, alors qu'elles ne proposent aucun contrat réel, ce sont souvent celles à qui on dénie l'appellation – les no names, les sans marques – qui renouent avec le contrat original au travers d'un juste rapport qualité prix. A méditer...
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