Le degré de maturité des secteurs économiques agirait donc sur la fidélité des consommateurs à leurs marques préférées. A l'inverse, le comportement des consommateurs dans les secteurs qui connaissent régulièrement des modifications techniques rapides et brutales est plus erratique. Aujourd'hui portée au firmament, Apple était donnée pour "marque en voie de disparition" au milieu des années 1990. D'ailleurs le cimetière aux éléphants de marques, considérées hier comme particulièrement attractives, est foisonnant dans le secteur informatique, Digital ou Compaq voire IBM pour ses PC. Ce sont autant d'exemples de marques qui étaient alors particulièrement choyées par leurs clients et qui ont pourtant disparues sous le coup de boutoir de l'inadaptation technologique (Digital) ou économique (Compaq et IBM pour les PC). Le phénomène aujourd'hui à l'oeuvre dans le secteur informatique fût connu des spécialistes de l'électroménager. Ceux-ci virent disparaître des marques qui étaient parmi les plus populaires et auxquelles les clients étaient particulièrement attachés dans tous les pays occidentaux. Les téléviseurs Schneider furent un des cinq annonceurs le 1er octobre 1968 lors de la diffusion du premier écran publicitaire en France. La popularité de leurs homologues, Marconi en Angleterre ou Telefunken en Allemagne était aussi élevée. C'étaient des marques dites historiques qui avaient accompagné la forte croissance de l'équipement audiovisuel des foyers. Leur disparition fût-elle liée à une moindre fidélité des consommateurs ou plus prosaïquement à la saturation relative du marché et à leur incapacité à poursuivre leur innovation initiale au profit des marques japonaises ?
Dans ce même numéro (page 49), Yves Krief défend l'idée que les marques de luxe seraient relativement immunisées contre un tel risque d'une perte d'attractivité. Or les données les plus récentes sur le marché japonais semblent indiquer que l'eldorado des produits de luxe, notamment français, "ne serait plus ce qu'il était". Est-ce dû à une baisse d'attractivité des marques, remplacées alors par d'autres marques de luxe, ou plus prosaïquement à une maturité du marché, y compris, cette fois, celui-ci des produits de luxe ? L'hypothèse est que lorsque 80 % des jeunes filles japonaises possèdent un sac Louis Vuitton, elles attacheraient peut-être plus d'importance à son contenu : qu'y mets-je ? Les données les plus récentes à propos de l'iPhone d'Apple plaideraient dans ce sens. Plus d'un japonais sur deux possède un iPhone et Apple a plus que doublé sa présence sur le marché japonais l'année dernière. En 2009, l'iPhone représentait 72 % des ventes de mobiles et déjà 46 % de la base installée de mobiles 4.
L'évolution actuelle du marché du luxe au Japon enseignerait alors que les segments les plus à l'abri d'un sentiment de saturation pourraient néanmoins le rencontrer si leur offre de produits (et non plus d'univers de marque) cesse d'être considérée comme attractive aux yeux du plus grand nombre. L'hypothèse initiale que la fidélité des consommateurs aux marques reste bien liée à la maturité du secteur industriel dans lequel elles évoluent semble se vérifier à nouveau. Dans un pays aussi développé en termes de consommation, tel que le Japon, les produits de luxe, considérés comme les plus résistants à la perception de saturation, peuvent néanmoins être confrontés à une telle perspective si leurs propres produits ne sont plus considérés en phase avec les besoins de la population. Le besoin de communication consécutif au besoin d'appartenance s'exprimerait alors de manière plus aigüe.
Conformément à la prédiction de Roland Barthes, les menaces de désintérêt des consommateurs par rapport à une marque seraient moins liées à la concurrence intra sectorielle qu'à l'attractivité pour de nouveaux produits, c'est-à-dire une concurrence sectorielle. L'enjeu pour les entreprises revient alors à avoir une vision la plus large possible du contrat de marque : l'hôtellerie pour les marques de luxe, la mobilité pour les entreprises automobiles, les spas et les lieux d'accueil pour les marques cosmétiques. Ce sont autant d'exemples d'extension de marques pour assurer à des consommateurs initialement fidèles que les marques sont à même d'accompagner leur propre cheminement de découverte. Pas plus que "l'homo economicus" serait rationnel comme l'ont découvert, mais un peu tard les économistes et financiers de la planète, "l'homo consumerus" ne reste fidèle à des marques qui cessent de lui proposer des produits qui correspondent à ses attentes et ce, quel que fût son degré de fidélité passé. De nouveaux contrats de marques restent bien à imaginer pour continuer à fidéliser des consommateurs en dehors de marchés initiaux en voie de saturation accélérée.
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