La légitimité et la pertinence a priori de toute étude de marketing en particulier, repose sur un déterminisme plutôt rigide entre une structure et ses effets. Dans le cadre d'une étude et sur un échantillon limité, on suppose qu'il suffit de modéliser correctement la structure du groupe de consommateurs (usages, représentations, etc.) pour prévoir la réalité de leurs actes d'achat, qui ne manquera pas de se traduire dans les faits. La pertinence de ce fondement requiert une hypothèse qui dépasse largement le marketing : il faut présupposer que les consommateurs se projettent dans le temps d'une manière linéaire. C'est-à-dire qu'entre la pensée, les sentiments, les envies des consommateurs à un moment donné et leur réalisation concrète un peu plus tard sur les lieux de vente, il ne se passe strictement rien (ou à peu près rien) qui interfère – au pis, la marge d'erreur statistique de la loi de Gauss.
La difficulté de la situation actuelle se noue précisément ici : les gens peuvent affirmer une vision très claire de ce qui leur convient, et agir autrement par la suite. Ce qui signifie que les consommateurs se projettent de moins en moins linéairement dans le temps.
Cette évolution est une réalité que chacun peut ressentir, dans tous les domaines de son existence. Que ferons-nous dans trois ans ? Qui serons-nous un peu plus tard. Où serons nous, avec qui et où vivrons nous ? Pour la plupart des gens, la réponse à ces questions est aujourd'hui : “On ne sait pas trop.” Si nous sommes saisis de perplexité, dans notre consommation et ailleurs, c'est que nous vivons dans une époque qui a progressivement montré une instabilité potentielle très élevée. Rappelons-nous comment l'effondrement soudain de l'URSS a changé la face du monde, comment le 11 septembre 2001 a transformé la nature des problématiques géopolitiques et, plus récemment, comment une crise financière commencée dans l'immobilier des pauvres (subprimes) a brutalement refroidi le climat économique un peu partout. Où que nous regardions, il n'y a que facteurs d'instabilité. Comment imaginer qu'une personne, et un consommateur, puisse se projeter dans un avenir ?
La principale conséquence mercatique de cette évolution est l'instabilité des marchés. Si nous savons, au temps T, ce que nous serons, où nous vivrons, avec qui au temps T+1, nous passons notre temps à rejoindre cet horizon imaginaire. Et par conséquent, l'essentiel de notre vie à acheter des biens et des services conformes à cet horizon désiré. En cela, consommer, c'est fondamentalement réaliser un acte identitaire : nous achetons ce que nous sommes et ce que nous désirons être plus tard.
Inversement, si le temps T+1 nous semble de plus en plus flou, cela n'a simplement pas de sens d'agir ainsi. Nous avons plutôt tendance à avancer à petits pas, à consommer ce que nous trouvons sur notre chemin, en fonction de nos besoins et envies du moment. Et par conséquent, nous devenons de plus en plus versatiles dans nos consommations, dans les marques qui nous intéressent. Bref, nos consommations deviennent plus pulsionnelles et nous découvrons par essais et erreurs ce qui peut nous convenir le mieux. La répétition passée de nos consommations avait en effet la fâcheuse tendance de nous enfermer dans des schémas standardisés, éloignés de notre personnalité individuelle. Ainsi, nous avons tendance à passer d'une projection dans le temps à une projection dans l'espace, et c'est dans l'espace de l'expérience que nous décidons réellement de nos consommations. L'expérience prime l'idéologie, en résumé.
Certes, ces variations ne sont pas de cent pour cent, bien que chez les plus jeunes, pour qui l'avenir est en formation dans un contexte instable, elles aient de fortes amplitudes. Mais en affectant quelques pour-cent des actes d'achat, ces variations suffisent à altérer la marche de toutes les activités. Des entreprises comme Danone ou Carrefour ont été conçues pour servir des demandes plutôt cadrées dans leurs amplitudes. Elles résistent difficilement aux oscillations trop fortes, quels que soient les progrès du just-in-time et de la chaîne d'approvisionnement ! Voilà pourquoi les études de marketing ont également été affaiblies : leur présupposé fondamental (un déterminisme rigide) se heurte à une instabilité des consommateurs dont les moteurs dépassent largement l'univers consumériste.
Dans les études de consommation, qualitatives en particulier, la seule réponse valable à cette inadéquation est de modifier les trois paramètres clés de la démarche : recrutement des clients, mode d'interrogation, mode d'analyse de l'information récoltée. Les objectifs de la “méthode Acting” sont doubles. D'une part, il s'agit de créer des conditions telles que les “clients parlent vrai”. D'autre part, de recentrer les démarches autour d'une approche plus comportementale et concrète. Ce qui revient à mettre en place les dispositifs qui font que les clients étudiés “parlent moins et agissent plus”, lorsqu'on leur demande de rendre compte de leurs désirs et modalités d'achat. Car en passant par l'action et le comportement, on parvient à identifier la réalité des perceptions et des usages, alors que si l'on s'arrête à un déclaratif, même libéré des conventions sociales, on ne fait qu'interroger des modèles idéels de comportement, des usages et des attitudes préformatés qui, dans les faits, ne se traduisent plus linéairement par des comportements d'achat systématiques.
Le marketing a toujours été une pratique expérimentale, plus qu'une science exacte. Ce que des clients qui ne “parlent plus vrai” disent aujourd'hui aux responsables de marketing, c'est, pour faire court :“Parle à mon cœur, ma tête est malade.”
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