Claude Fischler : Il faut distinguer deux problèmes. D'une part, la diététique : on nous dit que nous creusons notre tombe avec notre fourchette et nous le croyons de plus en plus. Beaucoup de mangeurs se sentent mal à l'aise. D'autre part, la sécurité alimentaire et la méfiance que nous éprouvons à l'encontre des produits transformés par l'industrie nous conduisent à nous interroger : que se passe-t-il dans la boîte noire de l'industrie ? Pas beaucoup de choses de bon, pensent bon nombre de mangeurs.
Claude Fischler : La nutrition est une spécialité médicale et un champ de recherche. Il ne lui appartient pas de formuler des jugements moraux et la connaissance scientifique est censée être une... Nos recherches montrent une réalité un peu différente : les attitudes et les avis médicaux varient significativement selon les pays. Et le rapport humain à l'alimentation est chargé moralement : l'alimentation pose toujours, en filigrane au moins, la question du partage, de la répartition des ressources... C'est le fondement même de l'organisation sociale.
Claude Fischler : Il faut liquider cette idée et la remplacer, si l'on veut éduquer, par une éducation alimentaire. Connaître les produits, savoir d'où il viennent, leurs conditions de production, être capable de distinguer entre les diverses qualités, les goûts, les saveurs et les arômes, et aussi, j'allais dire accessoirement, connaître leurs caractéristiques nutritionnelles.
Claude Fischler : C'est un souci que l'on retrouve assez souvent, à travers le temps ou l'espace. Quant à la deuxième partie de la question, c'est en somme ce que nous trouvons dans notre enquête : il y a un gradient Nord-Sud en Europe et un extrême aux Etats-Unis. Dans le Nord et le grand Ouest, on voit que le rapport à l'alimentation est plus individualisé, plus tourné du côté de la préoccupation sanitaire, moins sensible aux caractéristiques de qualité des produits, moins AOC et origine" et plus composition et étiquetage", et beaucoup plus soucieux de santé que de plaisir.
Claude Fischler : Partout dans les pays développés, le temps consacré à la préparation des aliments diminue. En France aussi. Partout dans ces pays le temps consacré à la consommation des aliments diminue. En France, il reste beaucoup plus important que dans les autres pays (96 minutes au lieu de 50 à 60 ailleurs).
Claude Fischler : C'est le plaisir solitaire qui pose problème. Partout où l'alimentation est considérée comme une affaire de sociabilité, partout où l'idée de manger passe par le repas et par un modèle communiel de ce repas, le plaisir est légitimé et valorisé par le partage.
Claude Fischler : Aux Etats-Unis, bien manger" veut dire manger les bons nutriments (on pense en nutriments plus qu'en aliments) à bon escient. En Grande-Bretagne, c'est assez proche, avec une différence de degré plus que de nature. À l'autre extrême de l'éventail des attitudes, en France et en Italie, on veut équilibrer, varier, dans la convivialité, et on se préoccupe de la qualité des produits. En Allemagne, c'est partagé, et contrasté entre le Nord et le Sud, et surtout entre l'Est et l'Ouest (l'Est a encore du mal à s'habituer à l'abondance et au choix). En Suisse, ce sont les frontières linguistiques qui distribuent les réponses et les attitudes...
Claude Fischler : L'obésité augmente en moyenne partout, et les obèses sont partout de plus en plus gros. Le mouvement va partout dans la même direction, mais il prend des formes locales spécifiques. On a le droit d'espérer que la France résistera encore quelque temps, si elle ne change pas radicalement de style alimentaire et de modes de vie...
Claude Fischler : Je ne peux pas répondre à une question formulée en ces termes : il ne m'appartient certainement pas de distribuer ou de retirer des brevets de scientificité, en particulier à des nutritionnistes. Mais du point de vue des sciences sociales, le régime méditerranéen" apparaît comme une sorte d'utopie, au sens d'une construction idéale... (www.lemangeur-ocha.com/)...
Claude Fischler : Les formes et les règles de la commensalité (le fait de partager la même table) varient, mais le partage (avec ou sans table) est réglé dans toutes les sociétés. Ce que nous avons montré, c'est que, aux Etats-Unis en tout cas, les formes et les règles de la commensalité sont plus lâches que partout ailleurs, au point que l'alimentation est devenue, dans les esprits, une forme de consommation semblable à toutes les autres, mais simplement avec plus de retentissement sur la santé. C'est une affaire de choix individuel, libre et rationnel. Alors qu'en France nous mangeons avec les autres, dans un espace et un temps spécifiques, et si nous n'avons pas mangé ainsi, nous considérons que nous n'avons pas mangé.
Claude Fischler : Aucune apologie à faire ! Des questions à poser : l'idée d'un mangeur rationnel est-elle rationnelle ? En tout cas, correspond-elle à ce que nous savons aujourd'hui du comportement alimentaire ?
Claude Fischler : Ni l'un ni l'autre, et les deux à la fois : d'un côté, on retrouve les mêmes produits, les mêmes tendances d'un endroit à l'autre de la planète ; d'un autre, on peut identifier des caractéristiques spécifiques, des modulations particulières dans chaque culture.
Claude Fischler : Les historiens, dans les années 1930, parlaient de la France du beurre à l'Ouest, de l'huile au Sud, etc. On trouve encore trace de ces différences régionales dans les consommations alimentaires d'aujourd'hui.
Claude Fischler : Le désenchantement, c'est sa banalisation, sa trivialisation, un manger machinal, en faisant autre chose et en pensant à autre chose, déritualisé. L'enchantement, c'est l'anticipation, le plaisir, l'écoute des papilles et des convives... Ce n'est pas le passé, même si la nostalgie est un ressort littéraire confirmé : il faut inventer les nouvelles formes de l'alimentation, ses nouveaux produits, pour la réenchanter, y compris avec de nouvelles formes de convivialité – un mot que les Français aiment particulièrement.
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