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revue des marques numéro 61 - janvier 2008
 

L'hyperconsommation est-elle soluble dans le durable ?

Comment consommer plus pour activer la croissance et consommer plus "juste", par respect des enjeux environnementaux ? Analyse de sept paradoxes de la consommation quotidienne des Français.

Par Danielle Rapoport*


Danielle Rapoport
Danielle Rapoport
Il est de bon ton d'affubler le consommateur d'un statut d'acteur de sa consommation. Certains le qualifient de "consomm'acteur", néologisme que je trouve peu approprié à plusieurs titres. Tout d'abord, parce qu'il inscrit la consommation dans un acte et un agir illusoires, tant les ficelles de la prétendue participation du consommateur à l'élaboration de produits ou de services sont détectables : il s'agit plus de recréer des liens avec des individus labiles et infidèles que d'établir un système de reconnaissance et de respect mutualisés entre les marques et les consommateurs. Ensuite, parce que ceux-ci savent combien il leur est difficile de faire des choix, pris entre la frustration (tentation d'objets inaccessibles, reports d'achats), la culpabilité (achat de produits non écologiquement corrects),la dissonance (décalage entre les "vouloirs" et les "savoirs" d'achat face à un pouvoir d'achat déficient), défiance (vis-à-vis d'une offre non éthiquement correcte, ou si elle l'est, trop onéreuse). Rendons donc au consommateur son statut de personne,ou à la personne ses actes de consommation, qui, selon les cas et les opportunités, feront l'objet de stratégies toutes personnelles, de croyances et de confiance, d'arbitrages de bon aloi. Et surtout, d'autocréation par chacun d'une valeur immatérielle ajoutée, venant concurrencer celle des marques dont on n'aura pas voulu payer le prix.

Il y a une ambiguïté entre un "pouvoir" conféré aux individus consommateurs,qui demande en retour une posture de responsabilité individuelle et collective, et le sentiment d'impuissance devant des tâches allant à l'encontre de leur confort, ou perçues comme lourdes, coûteuses et parfois inutiles. Les petits ruisseaux – fermer ses robinets par exemple – ne font pas forcément les grandes rivières. Le "devoir" d'achat et de comportements conformes à l'écologiquement correct renvoie à une certaine fatigue d'injonctions normatives, surtout si les instances collectives et les pouvoirs publics ne respectent pas eux-mêmes des règles encore floues et non consensuelles.

L'autre ambiguïté est que pour consommer, les individus élaborent dans leurs stratégies personnelles des attitudes low cost combinant trucs et trocs, mais pas forcément des impératifs de coût énergétique, avec le plaisir d'accéder à des biens plus glorieux et statutaires, durables ou pas. Le tout sur le principe d'une consommation visant à combler et à satisfaire l'illimité du désir.

Le politique, en France, fait donc reposer sur l'individu une double charge : celle de consommer, sous les mamelles du sécurisé, du confort et du plaisir pour activer la croissance, tout en consommant plus "juste" pour respecter les nécessaires enjeux environnementaux. Double discours sur fond d'impuissance, qui augure du contexte paradoxal dans lequel s'inscrit le développement durable dans la consommation quotidienne des Français.

Nous retiendrons ici sept paradoxes.

Le rapport au temps

Consommer, aujourd'hui, se réfère à des temporalités axées sur l'immédiateté, l'impatience, l'ubiquité, l'obsolescence, impliquant qu'il faut à chaque instant de notre vie être présent, être au présent. Le développement durable s'inscrit quant à lui dans un temps long, projeté dans un avenir incertain mais à construire dans l'espérance. Un saut qualitatif donc,où la notion de pari l'emporterait sur celle de préservation de nos acquis de confort et de satisfaction immédiate. Les enjeux énergétiques et environnementaux révolutionnent la perception d'un temps qui demande d'agir aujourd'hui mais pour demain, et pas seulement pour soi.

Le rapport au désir

La consommation de masse se pare aujourd'hui de "valeurs" qui permettraient aux marques de mobiliser le désir des individus pour mieux justifier leurs dépenses. Ce qui permettrait, par un jeu d'illusion plus ou moins subtil, de rendre ces consommateurs plus "intelligents", "libres", "sensibles", "astucieux"… Le marketing du développement durable devra-t-il utiliser ces mêmes rouages pour rendre celui-ci plus démocratique et désirable ? À condition que ce marketing soit au service de la "bonne cause"et pas l'inverse. Mais il faudra compter avec de nouveaux éléments, dont l'articulation du projet individuel au projet collectif et la prise en compte de la limite (de la nature, des ressources…) comme donnée incontournable. Si le statut même du désir se fonde sur ces principes, rien ne sera plus facile que de rendre le durable désirable, à condition de sortir la consommation de deux de ses impasses actuelles, la défiance et l'illimité de la satisfaction.

Le rapport à la confiance

Le développement durable est par essence tourné vers du devenir, donc vers de l'inconnu et de l'immaîtrisable. Ce qui va à l'encontre de notre idéologie de performance et de nos besoins de réassurance et de confort psychique et matériel. Il faudra donc sauter des pas, prendre des chemins de traverse, oser l'inconnu. Comment le faire sans confiance et sans passeurs, qui pourront être qui des personnalités exemplaires, qui des instances et des discours qui permettent "d'y croire" et de s'y projeter ? Le marketing, le médiatique, et tous les acteurs de l'offre devront, chacun et à leur niveau, prendre en charge ce quota de confiance obligée, et oeuvrer pour ce faire dans la cohérence et le consensus.

Le rapport à la consommation en soi

Passer de l'hyperchoix au choix tempéré, gérer le renoncement ou le différé pour en faire une posture – comme les voyages éloignés sur un temps court –, se passer à terme du jetable, accepter le recyclé et pas seulement le recyclable, ces comportements peuvent être vécus par certains comme des contraintes. Mais si ces attitudes deviennent normes, il faudra les rendre à la fois désirables et crédibles. Il ne sera en tout cas plus possible de consommer comme avant, et à ceux qui ne voudront pas renoncer à leur confort, aux anxieux de la limite, ne faudra-t-il pas proposer des bénéfices valorisants, visibles, prônant le simple et "l'allant de soi" habillé d'hédonisme ?

Le rapport à l'autre

Le développement durable met en scène l'autre, dans sa dimension individuelle et collective. "L'autre en soi" – dans les deux sens du terme – comme dépassement obligé des besoins de chacun, de son égoïsme, pour induire des gestes et des comportements plus oblatifs, comme prise en compte d'un collectif dont chacun ferait partie. Nous voyons là émerger plusieurs profils de personnes :ceux qui ont acquis héréditairement "l'instinct de l'autre" par la transmission de valeurs morales familiales, les plus engagés au "bien-faire" dans un souci de résonance avec leurs propres valeurs, et ceux qui attendent l'exemplarité des autres, des institutions et des gouvernements, et ce à l'échelon planétaire.

Le politique, en France, fait reposer sur l'individu une double charge : celle de consommer, sous les mamelles du sécurisé, du confort et du plaisir pour activer la croissance, tout en consommant plus "juste" pour respecter les nécessaires enjeux environnementaux.

Le rapport à la limite

Nous devrons vraisemblablement nous habituer à l'idée d'une consommation plus limitée, en tout cas dans ses effets délétères. Des voix de scientifiques et d'experts s'élèvent d'ailleurs pour dire que la meilleure des préventions serait celle de consommer moins, en tout cas différemment. L'innovation doit être au rendez-vous pour rendre la limite désirable, et si celle-ci ouvre des chemins multiples, ils seront bordés par des exigences du durable et celles de nous rendre plus conscients, responsables et vigilants. Là encore pointe une autre vision de la consommation, que je trouve pour ma part fort intéressante, qui demande de préserver les désirs et les plaisirs dans un "cadre", conditions pour un futur possible. Consommer différemment sera consommer plus sensé...

Le rapport à l'autonomisation

Dans notre société individualiste où le moi doit s'accomplir dans la maîtrise de son destin et dans la performance,l'acceptation de "l'autre durable" est plus difficile, et plus essentiel le système de règles de coresponsabilité et de partage.Une majorité d'individus exigent d'ailleurs un engagement de l'Etat protecteur comme préalable à leurs propres actions, dans une délégation – conjointe – de responsabilité. S'ils dénoncent de façon générale les activités délétères sur l'environnement, ils ignorent encore comment agir isolément de façon vraiment utile. Cette impuissance perçue entre en résonance avec le rejet actuel de l'hypernormativité, constatée et dénoncée dans ses allégations confuses et pesantes, notamment dans les préceptes nutritionnels. Mais consommer "durable" peut aussi aplanir des dissonances inconfortables. Chouchouter son désir tout en trouvant un sens à la consommation est une gageure à laquelle l'équitable, le bio, l'écolodurable, peuvent donner des réponses, sous conditions de crédibilité et d'accessibilité. Deux types de populations pourront y trouver leur compte : les "frustrés moraux", ceux qui reprochent à la consommation d'offrir plus d'abondance que de choix éthiques, et les "assumés sélectifs", qui aspirent à une consommation hédoniste adoubée d'une valeur de sens ajoutée. Pour tous émerge le souhait de voir ces offres respectueuses et respectables se multiplier, se démocratiser, devenir plus désirables. Mais il faut compter aussi avec ces paradoxes insistants, qui combinent pouvoir et vouloir d'achats durables dans le meilleur des cas, mais aussi vouloir sans pouvoir, pouvoir sans savoir,savoir sans pouvoir… Autant de configurations qui posent la consommation durable comme un véritable enjeu économique et sociétal, où les grandes mutations restent à venir.


Notes

*psychosociologue, directrice de DRC

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