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Revue des Marques - numéro 59 - Juillet 2007
 

Sans idée de marque, point de salut

La créativité, de facultative, devient une nécessité. Père et héraut de la “disruption” depuis 1991, Jean-Marie Dru en appelle au brassage des cultures, point de passage obligé de l'anticonformisme.

Entretien avec Jean-Marie Dru, président de TBWA. Propos recueillis par Jean WATIN-AUGOUARD.



Sans idée de marque, point de salut

Sans idée de marque, point de salut

Quelles sont, selon vous, les grandes ruptures publicitaires depuis les années 1950 ?

Jean-Marie Dru : Les années 1950/1960 étaient celles de l'apprentissage, les publicités de “démonstration”vantaient les qualités du produit ainsi que la manière de s'en servir. Les idées de vente primaient. Puis,avec Bill Bernbach, père de la publicité moderne, nous sommes entrés dans l'ère de la révolution créative fondée sur une règle d'or: “telling is not selling”. Les campagnes publicitaires se devaient d'être plus intelligentes, plus humoristiques. L'heure n'était plus au matraquage publicitaire. Les années 1975/1990 sont celles où l'imaginaire devient prépondérant. Aujourd'hui, les valeurs sont au centre du discours publicitaire comme l'attestent les marques comme Nike, Apple, etc. Quand j'ai commencé ma carrière, en 1971, nous faisions des annonces “isolées”à partir d'idées de film. Puis nous réalisions des campagnes, des sagas, à partir d'une idée centrale qui peut être déclinée de nombreuses manières. Aujourd'hui, ce n'est plus l'idée de film ou l'idée de campagne qui prime mais l'idée de marque,une idée déconnectée des supports comme, par exemple “impossible is nothing” d'Adidas.

Depuis votre premier livre “le saut créatif” (1984) quels sont les invariants et les mutations ?

J-M. Dru : Il est un grand invariant : notre métier consiste à trouver des idées, proposer des “sauts créatifs” et non à paraphraser le briefing de l'annonceur. Il faut créer un relatif inconfort et notre travail consiste à gérer cet inconfort. C'est l'idée qui crée l'impact et le message passe ou ne passe pas. Autre constante : le film 30' télévision. Aujourd'hui, sur fond de révolution Internet, certains annoncent la mort de ce format. C'est une erreur car ce qui va disparaître ce n'est pas l'écriture cinématographique mais, parce que les gens peuvent maintenant choisir et voir ce qu'ils veulent voir, c'est le film ennuyeux, non créatif, répétitif. Autrefois option, la créativité devient une obligation et la répétition, ce qu'il ne faut surtout pas faire. Les messages publicitaires peuvent donc être plus long et ne plus s'inscrire obligatoirement dans le 30' mais se dédoubler ou être plus court.

Nous faisons la chasse aux idées reçues (convention), lesquelles sont ensuite battues en brèche par des idées en rupture (disruption), et ceci avec une idée préétablie de là où l'on veut aller loin (vision).

Pourquoi la “disruption” est-elle née en France ?

J-M. Dru : Pour au moins deux raisons, l'une, historique, l'autre, culturelle. Cofondateur, en 1984, de l'agence BDDP, j'ai souhaité, avec mes associés, établir une charte de nos engagements et proposer une même philosophie,un même discours, une méthode identique à nos agences dans le monde entier. Oeuvrant au cours des années 1984/1990 pour des marques, parfois sur le déclin, nous proposions alors une stratégie radicale, une stratégie de “rupture”. Le mot devint, à partir des années 1990, “disruption”, traduction anglaise de “rupture”. Et cette stratégie fut également proposée à des marques leaders qui, souvent, ont besoin de se remettre en question. Ce qui, au départ, était le positionnement d'une agence naissante, devint celui d'une agence internationale. Raison culturelle : l'esprit français est contestataire depuis le siècle des Lumières, le doute méthodique est au coeur de la disruption. Nous faisons la chasse aux idées reçues (convention), lesquelles sont ensuite battues en brèche par des idées en rupture (disruption), et ceci avec une idée préétablie de là où l'on veut aller loin (vision).

La disruption a-t-elle des degrés ?

J.M. Dru : Nous avons répertoriés quatre types de disruptions regroupés en cercles concentriques. Le centre est dévolu au modèle économique : Ikea, Amazon ou la Fnac incarnent des sociétés qui ont inventé des modèles économique en rupture. Le deuxième cercle est composé des produits ou services de l'entreprise : qui mieux que Apple pourrait incarner l'entreprise qui propose sans cesse des produits révolutionnaires. Le troisième cercle est celui du marketing, la manière dont les produits et services sont proposés aux consommateurs :Body Shop ou AbsolutVodka illustrent cette catégorie. Enfin, le dernier cercle est celui de la communication : Adidas est le bon exemple.

Comment se singularise votre outil “le ladder” ?

J.M. Dru : J'ai élaboré cet outil il y a maintenant quinze ans qui permet de regrouper de nombreux registres d'expression. Appelé “ladder” (échelle), il comprend six cases: présence à l'esprit, attribut, bénéfice, territoire, valeur, rôle. Avant de concevoir une campagne,nous nous posons la question :“Où voudrions-nous voir la campagne s'exprimer, à quel niveau de l'échelle ?” Le “ladder” n'a pas pour ambition de recouvrir tous les modes stratégiques possibles, il vise à ordonner la pensée, à mieux comprendre quand il est temps d'effectuer un saut stratégique et à éviter de recourir toujours à la même recette. Une bonne agence se doit d'être éclectique et versatile. Sauter d'un registre à l'autre représente toujours un moment important,une rupture dans la vie d'une marque. En proposant au public de la voir sous un jour nouveau,nous la rafraîchissons, la transformons, la réinventons.

Revient-il à la publicité de justifier la prime de marque et créer la préférence consommateur ?

J.M. Dru : La logique est à l'inverse. Le rôle de la publicité est de faire découvrir les marques qui créent de la valeur afin de les encourager à en créer davantage. Procter & Gamble est la société qui a le budget publicitaire rapporté au chiffre d'affaires le plus élevé et le budget de recherche & développement également le plus important. C'est l'innovation qui justifie la prime de marque et la publicité vient justifier la part de marché méritée.

Dans un univers où les consommateurs sont exposés à quelques 5 000 messages publicitaires par jour, et où les supports média (Web 2.0,mobile…) se sont multipliés, comment la marque peut-elle se singulariser, se distinguer ?

J.M. Dru : Elle se singularise en ayant des stratégies et des campagnes innovatrices et différentes. Dans la mesure où nous sommes entrés dans le monde de l'intégration où les points de contacts entre la marque et les consommateurs se sont multipliés, il est impératif d'avoir une idée de marque forte et de savoir l'animer. Il y a deux ans, nous avons créé au Japon un terrain de football vertical pour Adidas, confortant le slogan “impossible is nothing”.Cet événement est passé sur 350 chaînes de télévision dans le monde !

Le récepteur est devenu émetteur. Quelles conséquences pour la marque ?

J.M.Dru : Nous entrons dans un monde où les gens ne regarderont que ce qu'ils auront envie de voir. Aucune marque ne pourra faire irruption à l'improviste. Plus les consommateurs maîtrisent le contenu, plus grande est la difficulté pour les publicitaires. Nous oeuvrons désormais dans la propagation où certaines marques peuvent être lancées par le bouche-àoreille sans dépenser un centime en télévision. Mais attention de ne pas surestimer la rapidité des changements.

Comment définir l'âme d'une marque ? Ce qui relève de l'inné et de l'acquis ?

J.M. Dru : Les marques fortes ont, dès leur création, un comportement fondateur, une “vision” : Michelin, c'est la sécurité et la performance,Danone,la santé,Hermès, l'excellence dans la fabrication, McDonald's, le restaurant de la famille… L'enjeu est de rester fidèle à la culture, la promesse d'origine, repère de la marque,tout en s'adaptant à l'évolution des attentes.Les marques les plus fortes sont celles qui ont une forte culture que le temps vient légitimer. Il revient aux responsables de marque de bien gérer la dialectique marque/produit, d'enrichir la valeur de la marque sur le long terme tout en la nourrissant de produits performants à court terme. Il faut valoriser la marque sans perdre en route les produits.

Quel type d'agence se dessine pour demain ?

J.M. Dru : Le rôle de l'agence est de dire de l'inattendu à un endroit inattendu et à un moment inattendu.Experte en “pensée ramassée”, l'agence doit simplifier sans réduire. Elle doit réussir à exprimer toute la richesse de la marque en quelques mots. Au reste, seule l'agence où le turnover est moins élevé qu'en entreprise sait faire remonter à la surface le sens d'une marque. Nous allons assister à une fusion du planning stratégique avec une partie du media planning au sein de l'audience planning. On redécouvre une évidence, admise aux Etats-Unis depuis déjà quelques temps : la personne qui consomme des marques et des médias est la même ! Sur Internet, on ne peut plus dissocier l'idée de son support.Aussi,la meilleure façon de bien faire passer les messages est de bien comprendre comment les medias vont être consommés. Des chevauchements vont naître entre les centrales d'achat et les agences.

Media Arts Lab est-elle l'agence du futur ?

J.M. Dru : Comment faire l'intégration de manière pertinente et singulière ? C'est à Los Angeles que nous avons créé Media Arts Lab, lieu d'expérimentation où l'ensemble des collaborateurs travaille pour Apple. Nous réfléchissons aux interactions entre la publicité, le design, l'interactif, le marketing direct et le divertissement. Le brassage est total entre toutes les disciplines et le laboratoire modèle nos futures façons de faire. Les idées les plus inattendues et souvent les plus fortes jaillissent quand des créatifs d'univers différents parviennent à travailler ensemble avec, pour colonne vertébrale, la disruption.

Les idées les plus inattendues et souvent les plus fortes jaillissent quand des créatifs d'univers différents parviennent à travailler ensemble avec, pour colonne vertébrale, la disruption.

Quand les marques deviennent des médias, quelles sont les limites à leurs discours ?

J.M. Dru : Aujourd'hui, la marque ne se contente plus de promettre la seule satisfaction des besoins, elle produit un sousensemble culturel, elle se soucie de préoccupations collectives. Grâce aux nouvelles technologies,la marque peut entrer directement en contact avec son public, elle peut transformer son site Internet en Web TV. Mais la marque ne doit parler que de ce qu'elle connaît, elle ne doit pas sortir de son champ de compétence.Grâce à Internet, la marque peut avoir un discours éditorial riche et élaboré mais elle est immédiatement sanctionnée par le public si elle cherche d'une façon ou d'une autre à manipuler.

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