En France, les enfants/adolescents âgés de 8 à 15 ans représentent un pouvoir d'achat de deux milliards et demi d'euros. Les marques qui contribuent à l'identification et au développement de la personnalité sont si puissantes que certains prétendent qu'un retour à l'uniforme serait souhaitable dans les établissements scolaires, histoire de moins marquer les différences. Mais comme le remarquent très justement de nombreux sociologues, uniformiser les êtres ne revient qu'à déclencher la quête de nouveaux modes de différenciation. Les parents se saignent aux quatre veines pour que leurs enfants ne soient pas “dépareillés” face aux membres des groupes de référence auxquels ils veulent appartenir. Et cela coûte cher.Car les produits dérivés ont autant d'importance aux yeux de nos enfants que la référence-mère qui les génère.
Tout est alors soumis à démultiplication :là où un adulte achètera un CD, l'“ado”voudra,en plus,le DVD,le poster, le t-shirt du concert, et l'édition “collector” qui n'est disponible qu'en Malaisie. Et plus le sujet est subversif, plus les adolescents en raffolent. La star américaine de rock,Marilyn Manson, l'un des personnages les plus emblématiques de la discipline pour sa capacité à cristalliser l'agressivité des parents à cause de son pouvoir sur les jeunes, a très bien compris les processus comportementaux qui sont inhérents au marketing de l'addiction : les adolescents représentent un pouvoir d'achat très élevé, et pour les toucher, il faut choquer les parents. Car tout refus de consommation émanant des parents entraîne automatiquement un renforcement du souhait de consommation de la part des enfants. C'est bien normal : on veut toujours ce que l'on ne peut avoir, ce que notre environnement juge comme étant néfaste, ce qui choque, ou ce qui permet d'alimenter la rumeur et les conversations de salons.
“Subversion”, “shocking”, “suggestion subliminale”, l'épistémologie marketing regorge d'exemples de tentatives, parfois couronnées de succès, pour atteindre les strates les plus dépensières de la population. Rappelons les idées de Toscani pour Benetton, les campagnes de Sony pour Play Station,les efforts ministériels pour la lutte contre la violence routière, ou encore la banalisation du sexe dans les media. Mais la conjonction des phénomènes de développement du pouvoir d'achat des adolescents et des technologies de communication avec celui des connaissances en matière de comportements tribaux donne aujourd'hui lieu à une surenchère extraordinaire de créativité dont le meilleur exemple est certainement celui de la marque Shaï.
Comme son nom ne l'indique pas, Shaï est une marque française. Il s'agit de vêtements pour hommes et femmes. Le site marchand de cette enseigne est www.shaiwear.com. Mais il n'est pas le seul. La marque a fait appel au plus grand représentant français de la pornographie,Marc Dorcel,pour mettre en ligne son offre commerciale sur un second site,interdit aux mineurs, et ouvert seulement pendant la période estivale : www.sexpacking.com. Ce dernier accueille les visiteurs par la simple question des goûts sexuels : des icônes saisissantes proposent un “défilé”hétérosexuel ou homosexuel, cette dernière option concernant évidemment les deux sexes. Une fois le choix réalisé, une scène surréaliste se dessine.Deux personnes sont sur un lit circulaire, les tons sont blancs, le lit tourne et les personnes semblent figées. Quelques images de relations sexuelles supposées “à venir” sont “flashées”, et les deux personnages commencent à ôter leurs vêtements pour finalement entamer un coït torride, lequel coït est mené jusqu'à son terme. Mais le plus fou vient des “points verts”. On remarque ces repères tout autour du couple tant que des vêtements sont encore à l'image. Un clic sur l'un d'entre eux et la scène se fige instantanément pour laisser place à un cartouche indiquant les coloris et les tailles dans lesquels est disponible le vêtement “actuellement en train d'être retiré”. Luciano Benetton l'a souvent répété : “Peu importe que l'on parle de moi en bien ou en mal,l'essentiel est que l'on en parle”.A l'instar de marques anglaises telles que FCUK (French Connection United Kingdom), Shaï fait appel à une conjonction de procédés marketing et publicitaires relativement indépendants dans leurs origines mais redoutablement efficaces une fois leur transversalité opérée :
• les codes couleurs sont anormalement clairs (blanc et vert) et dépouillés pour un site Internet ;
• la rumeur de l'existence d'une pornographie publicitaire est vérifiable car l'information est réelle ;
• le recours au “teasing” est d'un genre nouveau : on sait ce que l'on va découvrir dans les prochaines “collections” mais on n'en connaît pas la “mise en scène” ;
• la marque est également distribuée dans des magasins : un adulte peut acheter un article à son enfant sans soupçonner le message que ce dernier pourra faire passer à son groupe de référence, lui procurant peut-être ainsi des moyens d'en modifier la structure, les motivations, la culture, et, surtout, d'en acquérir le leadership ;
• le lien vers le site interdit aux mineurs de la marque se propage par voie virale à une vitesse extraordinaire puisque la simple annonce orale de l'existence du site déclenche déjà une recherche sur Internet ;
• en matière de comportement du consommateur, les groupes de référence déclenchent plus d'adhésions que les groupes dissociatifs ne déclenchent de rejets ; les réactions à la stratégie de Shaï aléatoirement relevées sur les forums traitant du sujet en témoignent ;
• la fidélité du consommateur (payeur ou utilisateur) est à la fois renforcée par les rôles respectivement identitaire, tribal et secret de la marque au cours du développement social de l'enfant consommateur, mais également par la connivence, c'est-à-dire la relation tacitement complice qui émane des consommateurs de la marque une fois que ses codes sont respectivement identifiés par les membres du groupe ;
• et, pour finir, le nom est une adaptation phonétique du terme anglo-saxon “shy “ signifiant“timide”,d'où le paradoxe subversif entre une timidité réelle ou supposée, et un comportement ostentatoire et provocant dont les consommateurs maîtrisent une issue tout à coup très personnelle : le choix d'en expliquer la signification, ou bien de la taire.
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