Vous venez de commettre le livre La société mosaïque dans lequel vous analysez dix tendances qui changent nos vies et nos façons de consommer.Quelle est celle qui selon vous est déterminante pour le marketing ?
Comment le marketing doit-il prendre en compte l'obsession du corps, autre tendance que vous analysez ?
J.B. : Le corps a pris une place centrale dans notre vie, tant sociale que privée. Un joli corps a aujourd'hui valeur de mérite et de reconnaissance, voire de carte de visite. Mais il se trouve en situation de paradoxe car, dans le cadre de leur profession, 80 % des hommes et 90 % des femmes en France n'ont aucune activité physique. Et dans la vie privée, le monde est en permanence à portée de main : télécommandes, livraisons à domicile,services en ligne...Nous devons par ailleurs résister aux nombreuses tentations de la société d'abondance. L'obésité devient un fléau de notre société.Comment parviendronsnous à résoudre cette équation difficile entre une offre débordante, sans cesse renouvelée par des impératifs de croissance économique et le devoir d'une prise en charge individuelle de la santé ? Même si la pression sur les acteurs de l'industrie agro-alimentaire devient de plus en plus forte et les oblige à corriger des taux excessifs de sucre ou de matières grasses, il n'est pas certain qu'ils mènent une réflexion de fond sur ce que devrait être une nouvelle offre alimentaire, adaptée à une époque où l'obésité est considérée comme une maladie épidémique. Cette offre ne doit pas être “appauvrie” (moins de ceci ou cela) par rapport à un ancien standard, mais conçue pour être diététiquement correcte, c'est-à-dire saine,légère et digeste. Nombreux chefs nous disent qu'ils ont “réappris”à cuisiner avec 5 kg de beurre par semaine par rapport aux 25 kg qui étaient de rigueur à leurs débuts ! C'est ce qu'on attendrait de l'industrie alimentaire : concevoir une offre adaptée aux temps d'obésité et de sédentarité. La progression de l'obésité, comme celle de l'anorexie, résulte,entre autres facteurs, de la pression croissante pesant sur l'apparence, la perfection de la silhouette et, d'une manière plus générale, sur l'image de soi. Mais l'éducation est également un facteur important. Une bonne nouvelle concernant ces deux fléaux :il semblerait qu'il y ait une prise de conscience un peu plus importante de leur caractère morbide, c'est-à-dire que les questions de santé commencent à primer sur la simple apparence. Les nutritionnistes constatent que l'on ne vient plus consulter pour 2-3 kilos en trop et les mouvements de protestation (en Espagne, en Italie) contre l'anorexie dans le milieu de la mode s'accélèrent. Peut-être, un heureux fléchissement de tendance…
Le luxe est-il en résonance avec les valeurs sociétales ?
Face au déclin des rituels collectifs des sociétés traditionnelles, vous observez l'émergence de rituels individuels en particulier dans l'univers de la consommation.
J.B. : Les rituels des sociétés traditionnelles étaient encadrés par la famille, l'école, l'Eglise, l'entreprise. Ces grands rituels collectifs sont en perte de vitesse, alors les individus s'inventent leurs petits rituels privés, des “petites célébrations de soi”, surtout dans le domaine alimentaire ou celui des soins de beauté. Mais les marques peuvent en partie pallier la carence des institutions en créant des rituels semi-collectifs ou collectifs nouveaux. C'est le cas quand elles proposent une ritualisation nouvelle de la consommation, tout en se portant garantes d'une consommation bonne pour la santé. Actimel, en créant le packaging-dose, invite à un rituel personnel de protection, lié à une gestuelle et à un imaginaire de bienfaits. Citons de nouveau Nespresso : la capsule, la machine et le Club, c'est toute une logique rituelle qui inclut la préparation, la dégustation et l'appartenance à une communauté de liens. Le champ des rituels constitue une véritable opportunité pour innover, recycler, réinventer la fonction des emballages, créer de nouvelles gestuelles, et concevoir de nouveaux formats de produits alimentaires, à usage rituel ou festif, ou de nouveaux produits cosmétiques, à usage quotidien ou ponctuel.
Comment les marques doivent-elles composer avec les nouvelles valeurs éthiques ?
J.B. : Nous sommes confrontés à une crise importante des valeurs qui ne sont plus dictées par les institutions (Eglise, école, Etat, idéologie...). Les individus prennent le relais en “bricolant” des valeurs plus personnelles, les normes deviennent plus psychologiques. Alors la mise en place et la diffusion des nouvelles valeurs passent principalement par la vie quotidienne, par les actes quotidiens dont la consommation. Ces nouvelles valeurs collectives sont en construction et nous manquons de la distance nécessaire pour affirmer lesquelles deviendront des valeurs fortes sur le long terme. Signalons, parmi ses valeurs, les désirs de pur, de frais, de simple. Un nouveau standard alimentaire se dessine, pour lequel l'intervention industrielle ne servirait pas tant à transformer l'aliment qu'à le préserver intact, le “cueillir”, puis le téléporter dans nos assiettes. La notion de fraîcheur fédère tous les indicateurs qui signifient produits meilleurs, plus sains, plus riches en vitamines. Le consommateur attend une nouvelle simplicité,à la place de toutes les fausses sophistications qui ont caractérisé le marketing des années 1980. Le rêve d'un monde authentique et la quête de naturalité sont des attentes-clés pour tous les produits transformés qui touchent au corps : alimentation, produits de beauté, vêtements. Le besoin de rétablir la confiance favorise, par réaction, l'émergence forte de la valeur d'éthique. On cherche à l'édifier comme fondement d'un nouveau contrat social. Corollaire de la confiance, la transparence : les consommateurs sont en demande constante d'informations sur tout. Ils se tournent vers un nouveau type de marques que je qualifie de “dialogiques”, qui placent la relation au centre de leurs préoccupations. Les marques fortes de demain seront davantage dans l'interaction transparente avec les consommateurs, voire dans une posture de co-création ou encore dans des programmes d'éco-gestes partagés entre la marque et le consommateur.
Sommes-nous à l'aube d'un nouveau marketing ?
J.B. : Oui, celui d'un consommateur éduqué,paradoxal (il veut ceci ET cela et non plus ceci OU cela), versatile et se voyant comme un individu singulier qui fait partie de multiples tribus, certaines stables, d'autres éphémères. Les recettes du mass marketing semblent alors peu adaptées. Le nouveau marketing devra épouser cette complexité en travaillant selon la logique des affinités des valeurs et de l'offre avec telle ou telle tribu. Il sera aussi obligé de prendre en compte le fait que le consommateur aime à la fois le global et le local. Rassuré par la puissance et la qualité constante des grandes marques mondiales, il appréciera de plus en plus les particularismes culturels et l'authenticité des petits producteurs. Les marques devront soit se globaliser tout en conservant un ancrage local, soit au contraire retrouver le charme du local, si elles sont mondiales.
Par ailleurs, plus les besoins basiques seront satisfaits, plus il faudra monter sur l'échelle de Maslow et contribuer à l'estime de soi ou à la réalisation de soi. On appréciera du fonctionnel intelligent lié à du narratif, et les marques qui ont une âme. Celles qui dialoguent, celles qui sont capables de créer un mouvement communautaire… Ce sera un marketing où la promotion des marques sera faite en grande partie par les consommateurs eux-mêmes.
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