Le sociologue américain Maslow classe les besoins humains en une pyramide bien connue, de cinq catégories en face desquelles on peut mettre les types de produits ou de marques correspondants ; du produit de première nécessité au produit le plus exceptionnel. Prenons le problème à l'envers et partons des besoins de l'homme transformé ici en consommateur.
• les besoins physiologiques - la base de la pyramide - auxquels répondent les produits de nécessité, le vrac sans marque et sans valeur ajoutée particulière,
• les besoins de sécurité qui nous font rechercher les produits garantis par des marques,
• les besoins d'appartenance qui font le succès des marques associées aux styles de vie (Nike, Prada, etc) ou au haut de gamme dans leurs catégories. Ce sont des marques d'accession aux niveaux supérieurs,
• les besoins de reconnaissance qui correspondent aux produits et marques de prestige, ceux qui nous font rêver et qui valorisent son possesseur aux yeux de tous,
• les besoins de réalisation de soi qui font appel aux produits rares, exceptionnels connus de quelques happy few, qui ne valorisent leur heureux propriétaires qu'auprès… d'eux-mêmes ou d'un cercle d'initiés restreint. Cette échelle sociologique est fondamentale pour raisonner loin des tendances du moment. Elle s'appuie sur nos besoins sans notion d'époque ou de lieu.
On comprend immédiatement l'ineptie de la notion de démocratisation du luxe ! Cela reviendrait à dire que cette échelle des besoins perdrait quelques niveaux. Au cours du temps les produits et marques escaladent la pyramide ou en dégringolent. Le luxe d'hier n'est pas celui d'aujourd'hui et probablement pas celui de demain. Mais, aussi longtemps que l'homme sera consommateur, il distinguera des produits qui le font vivre, des produits qui le distinguent ou qui le valorisent.
A quel niveau se situe la marque dite de luxe ? La réponse logique n'est-elle pas : le plus haut niveau de cette échelle, c'est à dire la satisfaction des besoins de réalisation personnelle ? Pour ma part je positionne la notion de luxe, sans l'ombre d'un doute, aux deux niveaux supérieurs : au besoin de reconnaissance ainsi qu'au besoin de réalisation de soi. Le besoin de reconnaissance s'appuie sur le regard des autres, il s'exprime donc dans un contexte social : la marque doit y être connue et reconnue pour que les autres me positionnent dans l'échelle sociale. Phénomène de notoriété donc, disons plus clairement phénomène de prestige. Cette forme de luxe peut être qualifiée de luxe de prestige.
Le luxe élitiste ou d'exception s'appuie sur la tradition d'un savoir-faire unique, localisé, culturel. Ce savoir-faire peut être lié à un pays comme les grands crus français, à un artisanat de famille comme Hermès, à une ville comme les joailliers de la Place Vendôme à Paris, à un homme comme les cigares Davidoff ou les thés Jean Montserren. A l'origine, ces produits, fabriqués à la demande des grands de ce monde, étaient très souvent des pièces uniques pour lesquelles la distinction entre art et artisanat était très floue. La production impose de nos jours les multiples, mais les procédés de fabrication peuvent être inchangés. Le carré Hermès est produit avec les mêmes techniques qu'à l'origine. Cartier a failli descendre d'un niveau et devenir une marque de prestige avec ses Must. Ils ont été abandonnés pour mieux repositionner la marque dans le luxe d'exception, celui de la haute joaillerie. Fauchon qui se recentre sur son unique épicerie de la Madeleine a frôlé la catastrophe pour ne pas avoir compris le fonctionnement des trois niveaux du luxe. La meilleure communication pour ce type de produits de luxe reste le bouche à oreille, entre initiés qui se passent les bonnes adresses…
Le luxe de prestige est né de la toute puissance des médias qui font et défont les hommes politiques, les stars et… les marques de prestige ! Ces dernières sont très souvent issues de marques de luxe d'exception qui ont réussi commercialement et se sont développées. Nous sommes dans le domaine du faire-savoir même s'il s'appuie sur un savoir-faire. Quelle est la dernière star qui va représenter le N°5 de Chanel ? Quel designer a décoré le nouvel hôtel Hayatt de Bankok ? Quel artiste japonais a osé faire joujou avec les millésimés de Vuitton ? Etc. Autant de questions qui ne se posent pas pour les marques de luxe d'exception qui s'appuient avant tout sur le produit. Il faudrait donc parler de "produits" de luxe pour le luxe d'exception et de "marques" de luxe pour le luxe de prestige puisque pour ce dernier, la marque importe plus que le produit lui-même puisque le client vient chercher auprès d'elle une reconnaissance de son statut.
Les marques de luxe d'exception ont par définition un marché restreint. Tout le monde ne peut pas s'offrir une montre suisse fabriquée à cent exemplaires par an ! L'intelligence d'un Bernard Arnault est d'avoir compris, avant les autres, le mécanisme des trois niveaux du luxe. Son groupe, le premier au monde dans l'univers du luxe, regroupe des marques d'exception transformées en marques de prestige, marché qui allie les prix élevés… à une cible infiniment plus large que celle du luxe d'exception. Ainsi Dior, Vuitton sont passés de la catégorie des produits d'exception à celle des marques de prestige. C'est une descente vers des terres plus "vulgaires" certes, mais elle est volontaire et contrôlée ! Elle s'est effectuée à coups de créateurs inspirés et charismatiques, d'opérations de promotions éblouissantes, de campagnes de publicité iconoclastes, de créations incessantes de produits, de points de vente transformés en temples de la marque où rien n'est trop beau et trop cher. Stratégie pertinente à condition d'éviter la loi de la pesanteur qui s'applique aussi aux marques : "descendre" de l'exception au prestige peut conduire la marque à descendre d'un niveau supplémentaire, celui du luxe haut de gamme, où le marché est encore plus vaste certes, mais où les marges nettement moins élevées. Comment passer du marché étroit à très fortes marges au marché large du prestige ?
dministrer régulièrement des piqûres de rappel composées d'ingrédients du luxe d'exception telles que les créations de séries limitées à prix insensés, la présence d'artisans traditionnels dans les magasins, les pénuries organisées, des expositions illustrant les codes génétiques de la marque, la mise sur le marché d'un produit historique, des cuvées spéciales, des millésimes rares, etc. Hermès et Vuitton sont passés maîtres dans l'art de faire d'incessants aller et retour entre le luxe d'exception et le luxe de prestige. Ainsi, contrairement à l'emploi excessif et inapproprié du terme "luxe" galvaudé par tous, il reflète une réalité tripartite. Chacune a ses règles et ses lois. A les confondre ou les ignorer, c'est le futur de la marque qui est en danger car il est plus facile de descendre "l'escalier du luxe" que de le remonter.
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