Pour le grand public, la loi Evin du 10 janvier 1991 a surtout imposé l'interdiction de fumer dans les lieux publics. On se souvient moins qu'elle prévoyait également un encadrement très strict de la publicité pour les boissons alcoolisées, dont l'interdiction de présence télévisuelle pour les marques. Plus précisément, l'article L.3323-41 du Code de la Santé Publique restreignait aux seules indications descriptives (degré d'alcool, origine, dénomination, composition, mode d'élaboration…) le contenu de leur message. "La publicité reste autorisée… mais elle n'a pas le droit de faire de publicité !" résumait, mi-furieux, mi-goguenard, un professionnel. Bref, une réglementation pour le moins contraignante dans une économie libérale, et dont l'impact reste encore à démontrer. En effet, dix ans après l'adoption de la loi, le ministère de la Santé se félicitait qu'elle ait "permis à des millions de Français de prendre conscience des graves conséquences sur la santé de la consommation abusive d'alcool et de la consommation de tabac". Mais de déplorer immédiatement que "malgré une baisse de la consommation annuelle estimée d'alcool, la France reste l'un des trois pays hautement consommateurs de l'Union européenne. Dans ce contexte de diminution globale, les Français ont modifié leurs comportements en réduisant leur consommation de vin au profit des spiritueux et de la bière et en déplaçant leur consommation en fin de semaine (multiplication des ivresses répétitives)".
Depuis, il y a fort à parier que ce constat ne mérite pas d'être profondément modifié. Certes, la perception de l'alcool dans l'imaginaire de chacun s'est sans doute déplacée et sa surconsommation devient bien moins valorisée que par le passé, voire tout simplement dévalorisée (parfois au profit d'autres substances euphorisantes d'ailleurs). Les pouvoirs publics restent néanmoins préoccupés par les très importants dégâts provoqués par l'alcool, tant en matière de sécurité routière que de santé publique. Pourtant, en dehors du secteur vinicole (voir plus bas), il est rare d'entendre un professionnel réclamant une évolution du cadre juridique. D'abord parce que cela ferait "mauvais genre" au sein d'une opinion publique devenue très méfiante. Ensuite parce que nombreux sont ceux qui affirment que "l'alcoolisme est le premier ennemi des fabricants". Enfin parce qu'à sa manière, la loi Evin a fait évoluer leurs pratiques publicitaires d'une façon somme toute positive, notamment en matière d'animation commerciale ou de mécénat culturel. Les associations anti-alcool se veulent d'ailleurs encore plus vigilantes dans leurs dénonciations des éventuels messages dont la teneur serait par trop ambiguë, selon elles du moins. Ainsi, une marque de whisky vient d'être sanctionnée pour avoir, selon les juges, associé son produit à la virilité très ostentatoire du torse d'un responsable de la réparation des fûts en bois de sa distillerie écossaise. Inversement - en matière de sex appeal ! -, un grand vignoble avait vu une affiche rejetée parce que recourant aux charmes indiscutables d'une jolie dame pour mettre en scène la consommation de son nectar. Deux exemples dont certains spécialistes reconnaissent qu'ils outrepassaient les limites, mais qui montrent que de tels dépassement restent finalement assez rares.
"Dura lex, sed lex, à nous d'être suffisamment intelligents et créatifs" estime Paul-Robert Bouhier, directeur marketing de Ricard, "pour mettre en place des sagas de bonne facture" (voir encadré). Et d'ajouter : "notre département juridique est bien sûr extrêmement vigilant et passe au crible toutes nos opérations : nous nous devons d'être exemplaires. De plus, l'association Entreprise et Prévention, qui réunit les plus grandes marques d'alcool (*), peut intervenir en cas d'abus". En fait, la question de la Loi Evin s'inscrit dans la problématique beaucoup plus large de la lutte contre l'alcoolisme et l'ivresse au volant. La même Entreprise et Prévention développe des actions sur le terrain, par exemple pour encourager la désignation d'un conducteur non buveur dans les boîtes de nuit. Dans ce contexte d'ailleurs, la Fédération Française des Spiritueux "dénonce la stigmatisation des spiritueux", précisant que "l'alcool contenu dans les spiritueux n'est pas plus fort que dans les autres boissons alcoolisées". Elle demande d'ailleurs que "les spiritueux soient traités par les pouvoirs publics d'égal à égal avec les autres boissons alcoolisées", ce qui n'est pas le cas sur le plan fiscal par exemple. Une réaction qui fait suite notamment à l'amendement de la Loi Evin adopté par le Sénat permettant que les publicités puissent comporter des références à des caractéristiques qualitatives d'un vin. Pour le monde du vin qui a obtenu cette évolution, c'est autant la loi qui est jugée insatisfaisante que l'attitude de la société en général : "on cherche à bannir le vin de notre langage" remarque Claire Duchêne, directeur marketing d'Interloire (Interprofession des vins de Loire). Se félicitant malgré tout que l'amendement ait permis de délivrer un message plus précis : "cela nous encourage encore plus à rechercher ce qui peut nous différencier de nos concurrents" explique-t-elle : "issus d'un vignoble septentrional, les vins de Loire ont des caractéristiques propres qui apportent une autre réponse à la demande". De plus, échaudés par la concurrence du Nouveau Monde, les professionnels du vin sont en train d'accomplir leur révolution culturelle en adoptant un marketing adapté aux attentes des jeunes consommateurs autant qu'aux nécessités du commerce moderne. Exemple parmi d'autres, l'Anivit (Association Nationale Interprofessionnelle des Vins de table et des Vins de pays) développe une stratégie de promotions qui semble porter ses fruits : le segment des vins de pays, et notamment ceux faisant référence à un cépage particulier, est l'un des seuls à progresser favorablement sur le marché des vins dits tranquilles. Les brasseurs ne sont pas en reste dans cette mouvance. A l'image de leurs collègues des spiritueux, ils développent une communication plus créative. Pour exemple, Heineken et son "Esprit Bière" ou, plus globalement, les initiatives de Brasseurs de France visant à favoriser une consommation gastronomique en jouant sur le mariage avec des recettes particulières. Heureuse loi Evin...
(*) Parmi ses membres, les groupes Bacardi-Martini, Ballantine's Mumm Distribution, Brasseries Kronenbourg, Cellier des Dauphins, Groupe Marne & Champagne, Heineken France, INBEV, Moët Hennessy Diageo, Société des Produits Marnier Lapostolle, Pernod Ricard, Rémy Cointreau, Rhums Réunion, Vranken Pommery, William Grant & Sons…
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