Robert Rochefort : Nous sommes de nouveau entrés dans une véritable crise des marques. Elle résulte de la rencontre de facteurs économiques et de facteurs comportementaux. Récemment, une grande opération de communication a fait un tort considérable aux marques sans qu'on en prenne vraiment conscience. Il s'agit de la campagne destinée à promouvoir les médicaments génériques. Depuis maintenant trois ans, le gouvernement informe les Français de la nécessité de consommer des génériques pour rétablir les comptes de la Sécurité Sociale. Les campagnes de communication rassurent les consommateurs en leur affirmant que les génériques sont d'aussi bonnes qualités que les marques. En clair, on dit aux consommateurs que les produits sans marque sont aussi bons et coûtent moins chers que les produits avec marque ! Comment ne pas craindre, alors, des conséquences néfastes sur les marques de produits de grande consommation ? On sape le concept de marque sur un secteur stratégique.
R.R. : La crise est plus forte en France que dans les pays anglo-saxons où l'échelle des modes de consommation recouvre l'échelle des classes sociales. La réussite sociale s'exprime par la marque qui fait partie du code social et demeure un codage des inégalités acceptées.
R.R. : Au cours d'un récent colloque, un grand responsable de marque s'est fait traité de "voleur" par un participant qui lui reprochait de vendre des produits sous sa propre marque tout en fabriquant les mêmes produits mais à marque distributeur en les vendant 30 % moins cher ! Il eut alors pour réponse : "la marque est indispensable pour financer l'innovation qui permet de créer des nouveaux produits". Sa réponse se justifie sur le plan théorique mais n'est pas adaptée au produit en tant que tel. Le consommateur est prêt à acheter un produit signé par la marque à condition qu'elle apporte une véritable innovation. La défense des marques ne doit pas être fondée sur un discours de "couverture" sur un produit de marque banalisé.
R.R. : Le consommateur achète le produit innovant, porté par la marque. Mais si l'industriel continue à lui proposer, sous sa marque, des produits qui ne sont plus innovants et fabrique, parallèlement des produits sans marque, strictes copies des produits avec marque, il scie la branche sur laquelle il est assis. Quand un industriel affirme que la marque se justifie par l'innovation, il se condamne à ne vendre qu'aux consommateurs qui n'acceptent d'acheter sa marque que lorsqu'elle leur propose des produits innovants. Or un portefeuille de produits avec marque regroupe 20 à 30 % de produits innovants, 50 % de produits en voie de banalisation mais soutenus par une certaine image et le reste constitué par des produits vieillissants, portés par la marque. Cette répartition se retrouve également dans l'univers des médicaments au sein duquel les produits innovants donc "marqués" sont nécessaires comme le sont aussi les produits banalisés donc génériques.
L'accélération de la préférence pour les produits sans marque s'explique également par la crise du pouvoir d'achat. Les gestionnaires de marque n'en ont pas pris conscience, trop rivés qu'ils étaient sur les indices officiels, pensant que le pouvoir d'achat continuerait de croître suffisamment pour absorber l'augmentation des prix sur les marques.
R.R. : On ne peut défendre la marque, non plus en tant que concept mais produit par produit avec un concept d'innovation systématique. Les constructeurs automobiles l'ont parfaitement compris puisque la marque d'automobile - secteur où il n'y a pas de produit sans marque -, est porteuse d'innovation dans tous les produits proposés. Soulignons que dans l'univers des produits de grande consommation, il n'est pas évident d'être innovant tous les jours. Ici, la marque est porteuse d'une innovation "alibi" pour un cœur de business finalement très classique et répétitif. On ne peut plus vendre au consommateur un tel discours qui justifie des innovations très superficielles.
R.R. : Comme dans le domaine du médicament où le produit générique n'exclue pas, sur le packaging, la marque du fabricant, qui vient ainsi sécuriser le consommateur, on pourrait envisager demain que des produits à marque distributeur ou des premiers prix soient signés au dos du paquet par la grande marque. N'est-ce pas la seule bonne façon de sortir de la crise actuelle que de jouer la carte de la vérité avec le consommateur ? Il ne faut pas obligatoirement défendre la marque quand elle cautionne un produit banalisé, donc copié. La marque devrait au contraire dire : "je vends mes propres copies peu chères mais je les défends comme copies." On atteint là le summum du contrat de confiance de la marque avec ses consommateurs : elle comprend qu'ils souhaitent payer très peu cher les produits banalisés et se retire donc de la communication de marque sur ces produits tout en les sécurisant en mettant son nom au dos du produit.
R.R. : L'année 2004 est une année à effet cliquet. On ne reviendra pas en arrière même si la croissance économique est meilleure. Le saut dans la croissance du hard discount, du low cost, est irrémédiable. Les gains de part de marché du hard discount ne s'effaceraient pas, même si on pouvait éviter son amplification. Le niveau actuel est un niveau plancher car le comportement du consommateur a changé, fondé sur la déculpabilisation à acheter un produit sans marque. Les marques ne pourront plus continuer sur le registre de la culpabilisation.
R.R. : En termes de communication, il faut plus que jamais conjuguer le fonctionnel et l'immatériel. L'imaginaire de la marque est un imaginaire d'identification qui doit justifier la promesse produit. L'univers des anti-rides, des cosmétiques anti-âge joue sur ce registre en communiquant simultanément sur une promesse produit tout en promouvant l'imaginaire de la marque.
R.R. : Le courant anti pub doit être pris en considération car c'est un signal d'alarme sur un thermomètre. On aurait tort de considérer qu'il n'a aucune signification même s'il est très minoritaire et très exagéré dans son expression. Si les Français ne souhaitent pas une société sans publicité, sans marque, il demeure que ce mouvement nous alerte sur un niveau de contre productivité jamais atteint : un américain moyen entend, lit ou voit 2000 messages publicitaires par jour ! Le consommateur est forcé de s'armer, de se protéger contre la publicité envahissante. Le message répétitif, trop martelé est inefficace : ce qui faisait hier son efficacité et sa force se retourne aujourd'hui contre lui. La même affiche placardée sur une station de métro ne pourrait plus se faire aujourd'hui. Ici, la publicité n'est plus une ouverture au monde mais un emprisonnement.
R.R. : L'école est un terrain sensible et symbolique. Il faut éviter la réglementation identique à celle du tabac et de l'alcool et privilégier une autodiscipline. N'oublions pas que la marque, illustration de l'évolution d'une société, éclaire notre histoire économique et sociale. Il faut donc apprendre à vivre avec les marques, à décoder leurs messages publicitaires. Mais l'école n'est pas un endroit où l'on doit expliquer comment défendre la marque.
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