Revue des marques : numéro 90 - avril 2015
La France des marques, plus forte que la marque France ?
Ergonomie, design, esthétique, bien-être du corps ou art de vivre sont les saillances de l’image de la marque France sur lesquelles nos produits doivent capitaliser. Sur fond de marketing « à la française ».
par Pierre Gomy
Pierre Gomy
Selon un article récemment publié dans Le Monde, la France est le premier pays dans les dix classements suivants établis au niveau mondial : le nombre de touristes accueillis, les revenus issus des marques de luxe, la production de vin, l’exportation de semences agricoles, l’exportation de voiliers, le nombre de lauréats du prix Nobel de littérature depuis cent ans, la présence de joueurs dans les plus grands championnats de football, la part du nucléaire dans la production électrique, les services administratifs en ligne et le système de santé. Mais qu’en est-il de nos marques ? Face à un constat en demi-teinte, malgré l’existence de vrais champions, certains politiques misent sur la marque France ou le « made in France ». Si cela peut indéniablement être utile, les entreprises françaises se renforceront avant tout en plaçant davantage la marque au centre de leurs stratégies et de leurs actions et pourquoi pas en développant une approche spécifique du marketing à la française.
La France des marques fortes, un bilan en demi-teinte
Le classement BrandZ Top 100, établi par Millward Brown Vermeer depuis 2006, valorise les marques en prenant en compte des données financières et l’attachement des consommateurs aux marques. Quatre marques françaises figurent dans ce classement (Louis Vuitton, L’Oréal, Hermès et Orange), dont la somme des valorisations atteint 86,7 milliards de dollars. Cela situe la France derrière l’Allemagne (sept marques valorisées à 152,4 milliards de dollars) et la Grande-Bretagne (six marques valorisées à 126,4 milliards de dollars) et bien loin derrière les États-Unis (cinquante marques valorisées à 1 848 milliards de dollars) et la Chine (onze marques valorisées à 283,9 milliards de dollars). Au-delà de ce classement des cent marques les plus fortes du monde, Millward Brown Vermeer établit un classement des marques les plus puissantes par secteur (Top 10, 15 ou 20), qui fait émerger plusieurs idées intéressantes. Les marques françaises
sont dominantes dans les secteurs du luxe (Louis Vuitton, Hermès, Cartier, Chanel et Fendi) et de la cosmétique (L’Oréal, Lancôme et Garnier), avec respectivement 60,4 % et 32,7 % de la part de valorisation des marques de ces secteurs. Plusieurs marques françaises émergent
dans d’autres catégories : Orange dans les télécoms, BNP Paribas dans la banque, AXA dans l’assurance, Carrefour
dans la distribution et Total dans l’énergie. En revanche, les marques françaises sont absentes dans le secteur de
la technologie, malgré quelques réussites comme Ventes Privées ou Free, qui restent pour le moment encore trop cantonnées au territoire national pour apparaître dans ce classement. Par ailleurs, malgré sa tradition et sa réputation
internationale en la matière, et l’existence de grands groupes (Danone, Bel, Lactalis, Pernod
Ricard…), la France ne parvient pas à faire émerger de marques puissantes au niveau international dans le secteur de
l’agroalimentaire (les marques les plus fortes étant issues des
secteurs du soft-drink, de la bière ou du fast-food). La France est également absente dans les
classements de l’automobile ou de la mode. Enfin, les groupes britanniques, allemands et
français sont très complémentaires.
Le Royaume-Uni est ainsi bien placé en ce qui concerne le pétrole, la banque et la distribution (Vodafone, HSBC, Shell…), l’Allemagne pour l’automobile et la technologie (SAP, BMW, Deutsche Telekom), tandis que la France s’illustre dans le domaine de la beauté et du luxe. Cette analyse nous conduit à un constat en demi-teinte : les marques françaises pourraient mieux faire… mais comment ?
La force des marques françaises dans les principaux secteurs économiques
La marque France et le « made in France », des atouts pour les marques françaises ?
La France accueille le plus grand nombre de touristes au monde (près de quatre-vingt-cinq millions de visiteurs
par an), ce qui représente l’opportunité de développer un lien fort à notre pays et de faire découvrir nos marques.
Pourtant, l’Espagne reste le premier pays sur le critère des dépenses touristiques par habitant. Les pouvoirs publics
en ont fait une cause nationale, en décidant récemment d’assouplir les règles du travail du dimanche. Mais cela ne profitera aux marques françaises que si elles développent de vrais plans d’action à destination des touristes.
Un autre levier actionné par les pouvoirs publics est celui de la promotion du « made in France ». Il y a trois ans, Arnaud Montebourg posait en marinière à la une du Parisien magazine pour en vanter les mérites. Mais est-ce vraiment un levier pour les entreprises de notre pays ?
Indéniablement, cela peut être un avantage sur le marché national. Ainsi, dans une analyse récente de la base BrandZ
menée par Millward Brown France sur le secteur automobile en Europe, en Asie et aux États-Unis, nous avons pu
montrer que sur leur territoire d’origine, les marques nationales dominent largement les marques étrangères, en
termes de position concurrentielle résultant des perceptions consommateurs. En effet, l’indice de puissance des marques nationales est de 150 en
moyenne, contre 94 et 92 pour les « marques de la région » et les « marques des autres continents ». Ce résultat s’explique à la fois par le comportement et les perceptions des consommateurs sur leur territoire national : ils achètent davantage les marques nationales
qu’ils ont plus à l’esprit (saillance), dont ils sont affectivement plus proches et qui sont plus en adéquation avec leurs besoins (sens). C’est le cas de Citroën, Peugeot et Renault, très fortes en France et dans une moindre mesure en Espagne, mais beaucoup plus limitées dans
les autres pays. Mais les marques françaises s’imposeront avant tout dans le concert des marques les plus puissantes si elles réussissent à l’international. Le « made in France » peut-il les y aider ? Selon Vincent Bastien, Pierre Dubourdeau et Maxime Leclère, auteurs de La Marque
France, paru aux éditions Presses des Mines en 2011, la valeur ajoutée intangible liée au « made in Germany » est bien mieux incorporée
aux biens vendus à l’exportation que celle du « made in France », dans un rapport de un à cinq. Comment nos produits peuvent-ils plus fortement
bénéficier du « made in France » ? Selon les auteurs, on ne doit pas chercher à positionner les produits français sur des dimensions de qualité
et de fiabilité comme le sont les produits allemands, car elles sont peu perçues par les étrangers. On a plutôt intérêt à capitaliser sur les saillances actuelles de l’image de la « marque France », qui s’ancrent autour de l’ergonomie, du design, de l’esthétique, du bien-être du corps ou de l’art de vivre. D’ailleurs, certaines marques françaises, très bien positionnées dans notre classement BrandZ Top 100 (Vuitton, Hermès, L’Oréal) et qui exploitent à la perfection ces valeurs de la marque France, semblent donner raison aux auteurs. Le viaduc de Millau ou
le TGV montrent certes des cas réussis d’alliance entre technologie et esthétique dans des secteurs industriels « lourds », mais il est indéniable que le transfert est, par exemple, plus difficile pour certains secteurs comme l’assurance, la banque ou l’énergie. Les marques françaises doivent donc se poser la question de l’apport du « made in France ». Est-il compatible avec leur idéal ? Représente-t-il une valeur ajoutée pour la marque aux yeux du consommateur ? Ainsi, si les valeurs de la France peuvent être un des points d’appui
de leur développement, cela reste bien sûr insuffisant. Le « marketed in France » est certainement plus important
que le « made in France ».
Le « marketed in France » doit se renforcer
Il est encore courant d’entendre que la France est un pays de « culture d’ingénieur » et inversement
de plus faible « culture commerciale ». Il est vrai que nombre de grandes entreprises françaises ont été créées et
sont encore dirigées par des ingénieurs, et que certaines réussites emblématiques nous entretiennent encore parfois
dans une illusion nostalgique de cette suprématie (Ariane, Airbus, le TGV…) et de la supériorité de ce modèle. Pourtant,
cette excellence française est aujourd’hui largement contestée, comme nous le montre d’ailleurs l’absence de marques françaises dans le secteur
technologie du classement BrandZ Top 100. Par ailleurs, l’excellence technique ne peut plus suffire, et les entreprises françaises
doivent s’appuyer davantage encore sur des marques fortes pour assurer leur croissance, et sur des marketeurs capables d’établir des ponts
entre les consommateurs, les inventeurs, et les gestionnaires de l’entreprise. Avant tout, les entreprises françaises doivent
capitaliser sur les bonnes pratiques marketing mises en place par les grands groupes anglo-saxons. Elles doivent placer
davantage le consommateur au centre de leurs démarches et s’appuyer plus systématiquement sur leurs plateformes de marques pour inspirer l’ensemble de leurs actions. Par ailleurs, le degré de contrôle des groupes français sur leurs filiales et l’alignement des process et pratiques est souvent plus faible que dans les grands groupes anglo-saxons, ce qui peut entraîner une certaine perte de contrôle, imposer
un pilotage plus difficile et pénaliser la cohérence de la marque. En termes d’organisation, les entreprises françaises fonctionnent encore trop souvent de manière pyramidale et en silos, le risque étant de pénaliser l’adoption d’idées nouvelles ou de changement structurels, comme le
montre, par exemple, notre retard sur la diffusion du digital par rapport aux États-Unis ou à la Grande-Bretagne. Mais le succès des marques françaises peut aussi reposer sur le développement d’une approche spécifique du marketing « à la française ». La France est largement reconnue pour son message « l’universalité dans le respect de la diversité », ce qui peut être un atout considérable dans un contexte de
globalisation de l’économie. Ainsi L’Oréal a su trouver dans sa démarche d’innovation cette bonne balance entre le global et le local. Les innovations dans le secteur capillaire sont ainsi mises au point à partir de plateformes connectées de recherche par grande zone géographique, pour proposer des produits en lien avec les besoins de chaque population à partir d’une souche commune. La marque célèbre ainsi la
diversité (des différences individuelles, culturelles, de couleur de cheveux et de peau…) tout en restant hautement cohérente. La richesse de la créativité culturelle et artistique française, première nation mondiale sur ce critère selon une étude commandée récemment par HEC Paris, peut aussi être une source d’inspiration et une réserve d’intégration de talents pour développer une approche spécifique du
marketing français. Enfin, la France ne serait pas la France sans mettre en avant sa capacité à se rebeller, à casser les codes. C’est cet état d’esprit qui a permis à Jean-Pierre Petit de faire de Mc Donald’s France, pays de la gastronomie, le deuxième contributeur mondial aux résultats du groupe après les États-Unis. Gageons qu’un tel succès peut inspirer les marques françaises, dans un pays qui a fait la Révolution
et inventé le concept de disruption.
Notes
* Directeur général adjoint, Millward Brown
Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, d'une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privée du copiste et non destinées à une utilisation collective, et d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayant cause est illicite. Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle