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Revue des marques : numéro 89 - janvier 2015
 

Innovation et marques : nouvelles frontières des stratégies du développement durable

En dépit des efforts déployés par le développement durable, le monde tomberait-il de Charybde en Scylla ?
Non, car c’est compter sans un nouveau paradigme centré sur l’offre verte qui ne doit plus être de niche.

Élisabeth Laville*


Élisabeth Laville
Élisabeth Laville
Après une vingtaine d’années de mise en oeuvre dans les entreprises, le développement durable est dans l’impasse : pour les observateurs les plus exigeants, il tourne souvent à vide, puisqu’il échoue à résoudre les problèmes planétaires auxquels il ambitionne de répondre. La preuve : si grâce aux efforts des entreprises, il faut aujourd’hui un tiers de ressources naturelles en moins qu’il y a trente ans pour produire une unité de PIB ou PNB, nos consommations globales de ressources ont, quant à elles, doublé sur la même période. Autrement dit, sur la plupart des marchés, l’explosion des ventes, boostée par la croissance économique et l’augmentation de la population, fait plus qu’annuler les progrès réalisés du côté de la production.

La révolution par l’offre

Le développement durable ne change rien s’il ne change pas les offres. La cause en est simple : cantonnées à la philanthropie, à l’éco-efficacité pour économiser les ressources ou à la conformité réglementaire et au reporting, les démarches de développement durable, élaborées dans une approche plutôt défensive, visent surtout à prévenir les risques et à limiter les problèmes (pour préserver la « licence to operate » des entreprises)… mais pas vraiment à résoudre ces derniers. Elles sont focalisées sur ce qu’il se passe à l’intérieur de l’entreprise, à savoir les pratiques internes, les systèmes de management corporate et les processus de production (pour en minimiser les impacts négatifs)… mais beaucoup moins sur ce qu’il se passe à l’extérieur, au-delà de la barrière de l’entreprise, du côté de l’offre, des produits et de la stratégie commerciale.

Quels que soient les efforts déployés, être moins mauvais ne suffit pas à être bon – et tant qu’on ne change pas l’offre, la plupart du temps on ne change pas grand-chose. Car avec les outils de mesure de l’impact d’un produit tout au long de son cycle de vie, on sait désormais que la phase d’usage est souvent bien plus importante que la phase de production : ainsi, l’impact climatique (1) du secteur automobile est-il lié pour 12 % aux usines et pour 80 % aux véhicules pendant qu’ils roulent – et il en va de même pour un vêtement comme le jean, dont 58 % de l’impact climatique survient après l’achat par le client (lavage, pressing, repassage et fin de vie). Certes, sur tous les marchés ou presque, des offres « vertes » ou « responsables » existent, mais elles restent des offres de « niche », avec une ambition commerciale quasi-inexistante et un soutien marketing très faible, qui ne leur permettent pas de sortir de l’ornière alternative pour alter-consommateurs urbains, aisés et éduqués où elles semblent cantonnées.

Mais les temps changent : 78 % des leaders d’opinion européens pensent désormais que les produits responsables doivent être proposés à la place des produits conventionnels, plutôt qu’en complément (2). Au-delà des pionniers comme Patagonia, des acteurs nationaux majeurs et des grands groupes mondiaux se distinguent par un engagement à transformer la majorité ou l’intégralité de leur offre d’ici à quelques années. C’est la fin des gammes vertes, bio ou équitables destinées aux seuls consommateurs « bobo » ou « LoHaS » (Lifestyle of Health & Sustainability : mode de vie sain et durable) (3) : désormais, le développement durable est le premier levier d’innovation, pour paraphraser un article récent de la Harvard Business Review (4). Les leaders de ce mouvement optent pour des choix radicaux et n’ont plus de scrupules à lier explicitement, dans leur discours, le développement durable et les opportunités de business. General Electric ambitionne de doubler ses ventes de technologies vertes, Philips se donne cinq ans pour que les produits verts représentent un tiers de son chiffre d’affaires, tandis que Marks & Spencer, Nike ou Starbucks affichent des objectifs sur 100 % de leur offre. En France aussi, l’enseigne de jardinerie Botanic décide d’abandonner la vente des produits phytosanitaires au profit d’une promotion plus large du jardinage biologique, cependant que le repreneur de la Camif redresse avec succès l’entreprise autour d’une offre ciblée « made in France », sur un marché du mobilier dominé par les importations.

Ces entreprises nous montrent la voie vers des stratégies business et développement durable qui ne sont désormais plus développées en silo (la stratégie business ne mentionnant pas le développement durable et la stratégie développement durable ne mentionnant pas les enjeux business), mais enfin intégrées. Elles contribuent ensemble à bâtir la vision d’une certaine innovation, que l’on pourrait dire durable, mais qui est sans doute simplement la véritable innovation – par essence humaniste selon Marc Giget, président du Club de Paris des directeurs de l’innovation, qui invoque les penseurs progressistes de la Renaissance comme Érasme ou Pic de la Mirandole –, une innovation à forte utilité sociale et environnementale, radicale, plutôt incrémentale (à la mesure des grands défis de notre temps), ambitieuse (qui ne reste pas dans les cartons, mais est portée et communiquée fièrement par l’entreprise dans sa mission), ouverte aux parties prenantes, voire même élaborée avec elles, et résolument protéiforme (pouvant concerner une offre, une marque ou un modèle économique). Dans tous les cas, la leçon que l’on peut tirer de leur expérience est sans ambiguïté : pour le développement durable, la transformation radicale des offres et des stratégies d’innovation et de marketing est la nouvelle conquête à mener.

La preuve de l’efficacité par le succès

Les marques qui inscrivent le développement durable dans leur positionnement sont celles qui réussissent le mieux. Car si l’offre responsable se généralise, cela signifie aussi, sans doute, que le développement durable ne sera plus, demain, simplement limité à quelques produits (via l’apposition de labels) ou aux stratégies corporate (via les référentiels de type ISO 26000 et les rapports de développement durable). La bonne échelle d’engagement, désormais, est celle de la marque. Après tout, c’est la marque qui incarne la mission au quotidien, au-delà des produits toujours éphémères, imitables et substituables, c’est elle qui porte l’engagement d’améliorer la vie de ses clients – voire de toutes ses parties prenantes – et c’est elle enfin qui engage son nom et sa réputation.

Comme Apple incarne l’informatique mise au service de l’homme pour en libérer le potentiel de créativité et de communication, Patagonia incarne la nécessité de célébrer la nature sans la polluer par les vêtements même qui permettent de s’y promener, Toyota incarne la nécessaire réconciliation entre l’automobile et la contrainte climatique, Chipotle ou Cojean incarnent la non moins nécessaire réconciliation du fast-food avec une alimentation saine, fraîche et légère pour la planète...

La bonne nouvelle est que les marques qui s’engagent dans cette voie affichent aussi de meilleurs résultats financiers : ainsi, l’étude menée par Havas Media en 2013 sur les meaningful brands (les marques qui ont placé au coeur de leur mission l’amélioration du bien-être et de la qualité de vie) fait apparaître une performance boursière supérieure de 120 % au reste du marché. De manière intéressante, elle établit aussi que 73 % des marques pourraient disparaître aujourd’hui sans que les consommateurs en soient affectés – d’autant que 20 % seulement sont perçues comme impactant positivement la vie des consommateurs et que 71 % des grandes entreprises devraient être activement engagées dans la résolution de problèmes sociaux. Dans le même esprit, les cinquante marques engagées de l’indice « Stengel 50 » (constitué par l’ex-patron du marketing chez Procter & Gamble, Jim Stengel, avec l’institut d’études Millward Brown) affichent une croissance de leurs résultats de 382,3 % entre 2000 et 2011… alors que l’indice boursier classique S&P 500 enregistre sur la même période une baisse de 7,9 % ! Parmi ces marques, à nouveau choisies pour avoir inscrit le développement durable et l’engagement responsable au coeur de leur mission et de leur offre, on retrouve l’enseigne de fast-food responsable déjà citée Chipotle, les marques de cosmétique engagées Natura et L’Occitane, les marques de luxe Hermès et Louis Vuitton, les cafés Starbucks, le pionnier américain du yaourt bio Stonyfield Farm, la marque de smoothies Innocent, les fabricants de détergents écologiques Method et Seventh Generation, ou encore des marques high-tech comme Apple et Samsung… Autant d’exemples qui nous montrent que si la marque parvient à inscrire les enjeux du développement durable au coeur de son positionnement principal, en cohérence avec ses produits mais aussi ses valeurs et son histoire, alors cet engagement est une source puissante de résonnance (avec les préoccupations de l’époque), de différence (par rapport à ses concurrents) et de préférence (des consommateurs). Mais aussi, sans doute, que les consommateurs sont plus prêts que les marques, qui hésitent encore à lancer à grande échelle les offres responsables dont le marché et la planète ont besoin. Plusieurs études internationales confirment ce mouvement de fond – notamment celle déjà citée sur les « LoHaS », qui établit clairement que la montée du développement durable dans les préoccupations des consommateurs n’est pas une tendance, mais un changement culturel profond qui se produit dans de très nombreux pays en même temps : en une vingtaine d’années, la proportion 20/80 s’est inversée, au point que 88 % des Européens disent s’intéresser à la consommation responsable, d’une façon ou d’une autre.

L’innovation durable, indissociable du marketing engagé

Innovation durable
Une autre étude (5) confirme la tendance, montrant que contrairement à une idée reçue, elle est plus forte dans les pays émergents (Brésil, Chine…) et fait apparaître aussi que les freins au passage à l’acte par les consommateurs ne sont pas la faiblesse de la demande, mais bien… le manque d’informations et le manque d’offre ! Il suffit, en France, d’essayer par exemple d’acheter des fleurs « responsables » pour comprendre le problème : pour que le consommateur responsable puisse traduire ses intentions en actes d’achat, il faudrait d’abord qu’il ait l’information sur le fait que la grande majorité des fleurs vendues sur nos étals soient importées (cultivées en Hollande dans des serres chauffées et éclairées en permanence ou issues d’exploitations intensives d’Afrique du Sud ou de Colombie, où des ouvriers sous-payés pulvérisent à longueur de journée des produits phytosanitaires interdits), il faudrait ensuite que l’affichage du pays d’origine des fleurs soit obligatoire, comme il l’est sur les fruits et légumes, il faudrait enfin que le vendeur auquel il pose la question soit capable de lui indiquer quelles sont les fleurs locales et de saison (les deux critères de choix responsables)… et il faudrait enfin qu’il y ait une offre consistante dans ce domaine, ce qui la plupart du temps n’est pas ou peu le cas. C’est l’offre qui fait la demande, et pas l’inverse. Les marques qui se plaignent du peu de réactivité des consommateurs à leurs gammes responsables, et qui traquent la faiblesse de la demande responsable dans déployer des trésors de créativité marketing pour lever les freins à l’acquisition d’une voiture qui coûtait plus cher et ne répondait pas forcément aux attentes des clients en termes de statut social (taille, puissance…) : la marque a investi en publicité pour positionner la motorisation hybride comme une prouesse technologique avant-gardiste (la technologie est un critère de choix classique sur le marché automobile), convaincu des stars comme Leonardo di Caprio de rouler en Prius, histoire de montrer que demain le statut social de la voiture ne sera plus lié à sa taille mais bien à son caractère écologique, ou négocié avec les autorités californiennes qu’une personne seule conduisant une Prius puisse utiliser les voies normalement réservées au covoiturage – comme une reconnaissance officielle de la supériorité écologique du modèle hybride. Au total, là où General Electric retira du marché son modèle EV1 – lancé à peu près en même temps que la Prius – après seulement trois années d’insuccès, Toyota aura mené cet effort de conviction pendant une dizaine d’années avant que le marché ne lui donne raison (la Prius fut lancée en 1997 et ce n’est qu’en 2008 que Toyota annoncera avoir passé le million d’exemplaires vendus dans le monde). Un bel exemple de marketing patient, persévérant… et engagé.

Dernier exemple illustrant bien le fait que l’innovation et la marque sont les nouvelles frontières des stratégies de développement durable : la façon dont Marks & Spencer, traversant une période très difficile de son histoire, a mis un tigre dans le moteur de son positionnement en 2007 avec un engagement fort en matière de développement durable – le Plan A (« Parce qu’il n’y a pas de plan B » pour sauver la planète, et peut-être aussi pour sauver Marks & Spencer...), articulé autour de 180 engagements à horizon 2020. Clé de voute de cet édifice, qui bénéficia lors de son lancement d’une semaine entière de visibilité mobilisant tous les moyens de communication de l’enseigne (presse, affichage, PLV en magasin…) : l’ambition affichée haut et fort de devenir « l’enseigne la plus durable au monde », et l’engagement que 50 % de ses produits portent une garantie liée au développement durable à l’horizon 2015, puis 100 % de ses produits à l’horizon 2020. D’ores et déjà en avance sur l’objectif 2015, 57 % des produits Marks & Spencer répondent à ces exigences en 2014 (6). L’engagement pionnier et global de l’enseigne britannique se traduit par des résultats extrêmement encourageants : les magasins, les bureaux et les entrepôts sont désormais 100 % neutres en carbone, « zéro déchet » et alimentés par de l’énergie verte.

Consommation heureuse
Un livre qui prône le « moins consommer pour mieux
consommer » et interroge le paradigme de la consommation
comme clé du bonheur collectif.
Les émissions globales de CO2 ont été réduites de 31 % depuis 2007 et la consommation d’eau de 27 %. Mais surtout, le groupe a lancé un grand nombre d’initiatives exemplaires, comme le partenariat avec Oxfam pour récupérer et remettre sur le marché les vêtements non portés par ses clients – qui dans les trois premières années avait déjà touché deux millions de consommateurs, sept millions de vêtements, rapportant trois millions de livres à Oxfam et sept millions de bénéfices nets à Marks & Spencer (55 % des clients utilisent en magasin le coupon qui leur est donné en remerciement par Oxfam contre 5 % pour une opération de « couponing » classique). On estime aujourd’hui les bénéfices liés au Plan A à 145 millions de livres sterling sur la seule année 2013, un chiffre à rapprocher des profits de 580 millions de livres sur la même année. Au total, depuis 2007, les bénéfices cumulés du Plan A se monteraient à 465 millions de livres (7), que Marks & Spencer a pu réinvestir dans la poursuite de ses objectifs environnementaux et sociaux. Des résultats qui montrent la voie au secteur, et confirment le bien-fondé de cette approche désormais confondue avec la stratégie de l’enseigne, menée depuis 2010 sous le slogan How we do business. Des résultats qui confirment que la seule différence, sans doute, entre les marques engagées sur le développement durable au coeur de leur positionnement et les autres est celle que Churchill voyait entre un optimiste et un pessimiste, le premier « voyant l’opportunité dans chaque difficulté » et le second « voyant la difficulté dans chaque opportunité».

Notes

* fondatrice d’Utopies
1 - Ou impact CO2
2 - Étude SustainAbility/GlobeScan, 2012
3 - Lifestyle of Health and Sustainability, d’après les études du Natural Marketing Institute, menées dans la plupart des pays développés.
4 - NIDUMOLU R., PRALAHAD C.K. et RANGASWAMI M.R., Why Sustainability Is Now the Key Driver of Innovation, septembre 2009.
5 - « Greendex », menée tous les deux ou trois ans par National Geographic.
6 et 7 - Source : « M1S takes next step on sustainability journey with new 2020 goals », Business Green, article de Will Nichols, 6 juin 2014.
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