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Revue des marques : numéro 85 - janvier 2014
 

You talkin’ to me ?

De l’intérêt et de la difficulté du marketing générationnel. Après l’âge chronologique et l’âge psychologique, l’heure serait aux générations technologiques.

par Jean-Marc Lehu


Jean-Marc Lehu
Jean-Marc Lehu
Enseignant-chercheur
en marketing (laboratoire Prism Sorbonne)
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
On peut y voir une évolution sociétale des études démographiques usuelles, une segmentation novatrice des consommateurs plus confortable en raison de la souplesse de ses bornes, une énième révolution marketing susceptible de résoudre la difficulté relative du contact avec le client, le consommateur ou le « shoppeur »… alors que la génération n’est ni une nouvelle variable commerciale disruptive, ni un critère classique de la stratégie marketing. Pourtant, elle est indéniablement devenue une variable porteuse pour parler au consommateur et un facteur de croissance potentielle trop souvent sous-estimé. Encore convient-il de préciser ce à quoi l’on fait référence en parlant de « génération », car le sens donné au terme a beaucoup évolué.
 

Le concept de génération

Le « marketing générationnel » n’a été véritablement popularisé qu’en 1997, par le livre Rocking the Ages, écrit par deux consultants partenaires du cabinet Yankelovitch : J. Walker Smith et Ann Clurman. Toutefois, il faut remonter au célèbre Popcorn Report (1991) de Faith Popcorn, à Megatrends (1982) de John Naisbitt et Patricia Aburdene et aux travaux pionniers de Daniel Yankelovitch lui-même (à la fin des années 1960) sur le « gap générationnel », pour bien comprendre la genèse du phénomène. C’est d’ailleurs en 1963 que Pepsi-Cola, en prenant conscience de l’essor d’un groupe générationnel qualifié de « baby-boomers » et de son pouvoir d’achat, décide de célébrer la « génération Pepsi » sous l’impulsion de Phil Dusenberry (agence BBDO). La segmentation par classes d’âges, chère à l’approche quantitative, commence alors à soulever un inconvénient pour lequel l’approche générationnelle est présentée comme une solution. Comme chacun le sait, l’intérêt fondamental de la segmentation est d’obtenir un découpage du marché en sous-ensembles les plus homogènes possible. Le but est alors de ne retenir qu’un seul de ces segments, afin de lui faire une proposition marketing ad hoc ciblée, qui concentrera tous les efforts de la marque. Ou bien d’identifier un potentiel de natures différentes mais complémentaires chez plusieurs segments, auxquels on adressera alors une proposition spécifique, différenciée d’un segment à l’autre. Pour cette approche marketing, la variable la plus usitée aujourd’hui encore est souvent l’âge chronologique. Elle comporte un double avantage très important : elle est objective et simple à utiliser.
L’intérêt de la segmentation est croissant, si l’on parvient à définir des critères qui permettent d’obtenir non seulement des segments très homogènes, mais également de grande taille, afin de réduire les coûts.

Or, les années 1960 accueillaient déjà une société de consommation moderne, surabondante et pour laquelle les moyens et les supports de communication se multipliaient. Évolution qui ne cessera de s’amplifier avec comme point d’orgue l’avènement de l’Internet moderne : le World Wide Web, en 1990. En matière de communication, l’observation de l’audience des programmes télévisés est assez révélatrice de la fragmentation et de la dispersion corollaires, qui eurent lieu et qui n’ont cessé de croître depuis. Soixante ans en arrière, la célèbre sitcom hebdomadaire I love Lucy, avec Lucille Ball et Desi Arnaz, était capable de réunir 71 % des foyers américains devant leur petit écran. Aujourd’hui, les scores d’audience Nielsen – des seules séries à gros succès – se situent entre 4 et 6 % ! Tirant les leçons de cette évolution de l’audience, jamais la production de séries télévisées n’a été aussi ciblée vers des niches communautaires et/ou générationnelles, fragmentant un peu plus encore l’offre et continuant de disperser l’audience, tout en accentuant logiquement le problème corollaire de la rentabilité du modèle.
 

De l’intérêt de cibler une génération

generation
L’âge reste une variable très importante pour certains produits ou services. Mais si les cohortes d’âges sont simples à utiliser et disposent du soutien de nombreux outils statistiques précis, elles n’apparaissent plus aussi pertinentes pour le positionnement, le ciblage et la segmentation marketing. Certes, le recours à l’âge psychologique (cognitif et/ou subjectif) de l’individu ciblé permettait déjà de contourner en partie le problème d’un âge chronologique qui n’était plus toujours significatif ou en tout cas explicatif, mais la mise en oeuvre demeurait complexe. D’où l’intérêt ressuscité pour le marketing générationnel. D’aucuns utilisent parfois l’identité Digital Natives pour désigner la génération des « très jeunes techno-geek hyper-connectés », alors que chronologiquement et technologiquement parlant ces natifs numériques sont potentiellement nés avec le début de l’ère (post-analogique) du numérique, soit dès la fin des années 1960. Bien difficile dans ces conditions de définir cette génération du numérique avec une tranche d’âge précise.
Il ne suffit pas d’être convaincu de son intérêt, pour pouvoir utiliser le concept de génération. Le Dictionnaire historique de la langue française introduit sa définition par un « ensemble d’individus engendrés à la même époque, qui ont à peu près le même âge ». Étymologiquement, cela différencie peu la génération de la classe d’âge, d’où les bornes chronologiques qui sont souvent associées au cadrage d’une génération (voir table d’exemples page 19). Or, ces indications d’âge varient et sont souvent approximatives, car principalement nourries d’observations et de déductions. Il n’existe d’ailleurs pas de typologie officielle des générations.
Si le concept de « génération » est devenu aussi populaire en marketing, c’est parce qu’il a beaucoup évolué. Et ce, quel que soit finalement l’âge chronologique des individus. Les marques sont séduites en ce qu’il transcende désormais la rigueur cartésienne de la classe d’âge chronologique, en désignant la réunion ponctuelle ou pérenne d’individus autour d’idées, de centres d’intérêt, de principes, de styles de vie, de croyances, d’expériences et d’événements vécus, d’attitudes et de comportements proches et/ou partagés. Autant d’éléments qui peuvent être clairement définis, et donc clairement adressés.
En 1988, lorsque Jacques Séguéla et l’agence RSCG proposent le slogan « Génération Mitterrand » au candidat présidentiel à sa réélection, ils ne visent pas une cohorte d’âges particulière, mais un ensemble d’individus très divers et réunis par les mêmes idéaux. En d’autres termes, on part des idéaux et on communique sur le fait que ce qui les réunit forme une « génération ». L’expression crée naturellement un lien entre les individus concernés. En se débarrassant de la variable âge pour privilégier celle de génération au sens ainsi redéfini, les marques peuvent dès lors éviter de tomber dans le piège d’un ciblage chronologique réducteur, voire ostensiblement sectaire. Elles échappent alors à une communication involontairement typée. L’exemple de la génération G est très révélateur de la transversalité démographique à laquelle l’idée de génération peut permettre d’accéder. « G » pour générosité (lire l'article). Il ne s’agit pas ici de verser dans un idéalisme utopique, mais bien de considérer un phénomène sociétal concret. La combinaison des difficultés économiques rencontrées dans les pays développés que l’on pensait à l’abri, des actions charitables médiatisées d’individus très fortunés et l’essor d’initiatives individuelles caritatives en partie rendues possibles par des moyens de communication communautaires numériques simples et accessibles, constituent le terreau de la naissance de cette « génération »… démographiquement transgénérationnelle ! Les cours en ligne de la Khan Academy, les contributions volontaires à Wikipedia (vingt millions d’éditeurs enregistrés), les guides de voyages collaboratifs Tripwolf, le soutien éducatif Starbucks City Year, le partage de vidéos sur Youtube (plus de cent heures de vidéo chargées sur les serveurs chaque minute)… Autant d’illustrations basées sur le partage, le crowdsourcing, la collaboration et la gratuité, qui définissent non pas un profil type, mais la culture de la génération G.
Au surplus, la notion de génération comme rencontre d’individus, parfois très divers et variés, s’accorde parfaitement avec la tendance communautaire de la société de consommation moderne et l’essor des réseaux sociaux. D’une part, les communautés physiques ou virtuelles offrent des points de repère, d’échange et de partage à des individus consommateurs, parfois désorientés, et en quête de situations, d’opinions et de visions comparables sinon similaires aux leurs. D’autre part, l’offre de réseaux sociaux accessibles sur le Web permet une interconnexion simple, peu coûteuse et pratique à ceux qui se sentent proches d’un point de vue générationnel sur un ou plusieurs critères librement choisis. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’au-delà des figures médiatiques que sont Facebook, Qzone, Vkontakte, Twitter, Orkut, Renren ou CyWorld, il existe de multiples autres réseaux sociaux thématiques, culturels, ethniques ou générationnels qui comptent déjà plusieurs millions de membres, comme Habbo, Friendster, Douban, Classmates, Bebo, Sonico ou WeWorld. Et il n’est pas rare qu’un utilisateur de ces réseaux soit présent simultanément sur plusieurs d’entre eux. Demain, la multiplication des objets connectés et le réseau d’information qu’ils supposent, faciliteront et favoriseront davantage encore l’interconnexion et les échanges entre membres ainsi que les échanges entre ces membres et les marques.
 

De la difficulté de s’adresser à une génération

generation mitterrand
Hier encore, la vie du communicant était simple. Pour parler à un prospect au profil identifié, il suffisait de le localiser et de trouver un individu répondant à ce profil pour délivrer le message. Le marketing générationnel rompt avec cette démarche, pour la simple raison que ledit profil « type » n’existe plus vraiment et qu’il est devenu très difficile de localiser l’individu ciblé, hypermobilité connectée oblige. Des générations ressenties, multiples et variées se forment, existent, évoluent, c’est un fait. Mais leur matérialisation concrète demeure trop incertaine pour permettre aux marques de prendre aisément langue avec elles ; quels que soient les efforts réalisés sur le choix des vecteurs. Multicanal, « crosscanal », « omnicanal » sont nécessaires mais insuffisants, utiles mais coûteux si mal maîtrisés. La vraie difficulté de s’adresser à une génération, au sens moderne du terme, est que, finalement, l’initiative lui revient. Dès la fin des années 1990, certaines marques ont compris les atouts d’un marketing interactif, quand bien même cela signifiait le partage d’un pouvoir dont elles seules avaient la jouissance jusqu’alors. Les générations de ce début de XXIe siècle se sont majoritairement emparées de ce pouvoir et quels que soient les plaidoyers justifiés de Kevin Roberts à l’attention de ces Lovemarks potentielles, toutes ne sont pas encore prêtes à l’accepter.
C’est le contenu du message de la marque qui doit s’adapter à des centres d’intérêt, des principes, des valeurs, des idéaux… partagés par les membres d’une génération d’appartenance ressentie. C’est ce brand content qui constituera le point de départ du lien, l’amorce du partage, le début d’une relation mutuellement consentie. On sait que le sentiment d’appartenance à une génération influence l’attitude et le comportement de l’individu concerné. Mais une génération est tout sauf un ensemble de critères mécaniques stéréotypés. C’est dire si la prise de parole d’une marque peut alors être difficile pour trouver le juste contenu et le ton adéquat. D’autant plus qu’une telle démarche appelle une certaine forme de transparence nécessaire pour obtenir la proximité recherchée. Pourtant, introduire cette idée du marketing générationnel dans sa stratégie de marque contribue à éviter les affres nées d’une réflexion hâtive fondée sur des poncifs incertains : les séniors ne sont pas connectés, les adolescents n’écoutent que du rap, les femmes détestent le bricolage, les hommes aiment tous passionnément le football… En souhaitant s’adresser à une génération, une marque ne réunit pas l’alpha et l’oméga de la communication du XXIe siècle naturellement, mais cette marque intègre l’idée que ce qu’elle a à dire est plus important que de profiler l’interlocuteur à qui elle veut le dire. Elle fait sienne l’idée que ce sont le contenu et la forme de son message qui attireront la communauté à laquelle elle souhaite s’adresser. Le storytelling (fond et forme) et le storydoing (actions et résultats) de la marque doivent alors correspondre parfaitement au positionnement et à l’image de cette marque. Accessibilité, cohérence et confiance sont alors les maîtres mots.
 

Exemples de générations :

1905-1924 : Génération G.I./Génération héros
1922-1927 : Génération dépression
1925-1945 : Génération silencieuse/Génération matures
1943-1954 : Génération bloomers
1946-1954 : Génération Woodstock
1955-1965 : Génération zoomers
1946-1964 : Génération baby-boomers/Génération Moi
1965-1979 : Génération X
1965-1984 : Génération Hip-Hop
1980-1994 : Génération Y/Génération écho-boomers
1982-2002 : Génération Millenium
1985-1995 : Génération natifs numériques (digital natives)
1988-1993 : Génération C (connectée)
1994-2010 : Génération Z
 
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