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Revue des marques : numéro 78 - avril 2012
 

Les entreprises ont-elles besoin de super-marketeurs ?

A une époque où marketing et communication sont parfois considérés comme des gros mots, une question clé se pose : dans quelle mesure la croissance des entreprises et la santé économique des organisations dépendront-elles de leur marketing ?

par Eric de Rugy


Eric de Rugy
Eric de Rugy
On envisage de plus en plus les marketeurs de demain comme les garants de la maîtrise et de l'exploitation de banques de données géantes sur les moindres faits et gestes des consommateurs ou des publics BtoB.
Une projection récente de la société de conseil Gartner indique qu'en 2017 les directeurs marketing américains investiront davantage dans les données et les technologies de l'information que les responsables de l'information eux-mêmes (les chief information officers).
Est-ce le seul talent qui leur sera demandé ?

Une évolution approuvée de part et d'autre

Il n'y a aucun doute que cet aspect du marketing va prendre une importance croissante. Et si cette évolution peut comporter pour certains un risque de manipulation des gens (information biaisée, utilisation de données personnelles, etc), force est de reconnaître que les consommateurs y contribuent eux-mêmes.
En effet, ces derniers exigent de plus en plus d'informations pour mieux exercer leurs choix, ce que les marques aussi bien que les distributeurs ont su leur accorder. Les uns y gagnent des propositions plus personnalisées, les autres des informations précieuses pour affiner les dites propositions. Cette exigence d'information et de transparence (avec les nouvelles technologies de l'information, les gens voient quasiment à travers les murs des entreprises) fait évoluer les comportements des consommateurs. Par exemple, certains font désormais plus attention à la dimension santé ou au respect de l'environnement des produits qu'ils achètent.
Cet apprentissage commun suscite des progrès encourageants dans l'écoute active des marques vis-à-vis des consommateurs.
Cela laisse entrevoir un avenir où les mécanismes de sollicitation des marques et les réponses des consommateurs seront modélisés. La gestion des données deviendra-t-elle alors l'activité principale des marketeurs ? Ce désir de transformer des données quantitatives à dimension comportementale en insights pour la marque s'inscrit dans la tendance qu'on nomme aujourd'hui Big Data. Sans jouer le parallèle avec Big Brother, cette écoute active, s'appuyant sur des digital analytics, va-t-elle permettre de mettre les gens en équation et donc accélérer l'avènement de marketeurs purement quantitatifs ? Un tel scénario est peu probable. Car on ne peut prolonger cette tendance sans anticiper les effets correcteurs qu'elle ne manquera pas de provoquer : règlementations protectrices (cf. les initiatives actuelles de l'administration Obama), usure, difficulté à gérer l'abondance de data, etc. Dans une récente enquête mondiale d'IBM sur l'évolution de la fonction marketing (1), 71 % des 1 700 directeurs de marketing interrogés déclarent qu'ils ne sont pas préparés à la gestion de l'explosion de données qui s'annonce. Chacun de nous pressent ces limites. Pour ma part, ayant récemment déménagé dans un quartier de la capitale, j'ai essayé les magasins aux alentours. Quelques visites dans un premier supermarché m'ont suffi pour constater qu'il n'y avait aucun camembert AOC et que les mélanges apéritif à la marque de l'enseigne étaient rances. J'ai vite retrouvé le chemin de Monoprix, plus éloigné mais plus fiable.
Il faudra plus que mes tickets de caisse donnés à ce concurrent décevant pour identifier les raisons de mon apparition puis de mon abandon. Cet exemple subjectif suggère que la profusion des données ne peut remplacer la compréhension du problème à résoudre et que les comportements des gens resteront délicats à modéliser avec justesse.
 

Le piège du R.O.I. à court terme

Pour autant, les sollicitations faciles continueront à rencontrer le succès attendu à court terme. De fait, la capacité de certaines actions à générer des résultats immédiats est un piège dans lequel il est confortable pour un marketeur de se laisser enfermer. Car on peut finalement se lasser de devoir justifier auprès de sa hiérarchie du temps passé à approfondir la vision de la marque pour fixer un schéma directeur d'engagement du consommateur, alors qu'une opération de promotion plus ou moins bien conçue sur Facebook drainera des wagons de fans.
Le R.O.I. à court terme est-il une garantie de croissance durable ? L'avenir le dira. Mais on peut se demander si on n'assiste pas à la création d'une nouvelle bulle, fondée sur une croyance aveugle dans la pérennité des bénéfices de la maîtrise des données.
Pourtant, il ne fait aucun doute que cette discipline va - et doit - se déployer. Car au final, il y a des bénéfices à retirer des deux côtés. Du côté des entreprises d'abord, dont beaucoup sont restées assises pendant des années sur des bases de données issues d'achats ou d'actions de recrutement promotionnel sans en faire grand-chose. Du côté des consommateurs ensuite, auxquels cette écoute active va donner la possibilité de s'adonner à leurs goûts ou à leurs passions à partir de sollicitations qui leur arriveront au bon moment et dans le bon contexte. Mais il est prévisible qu'en se systématisant, cette gestion fine des données provoquera en fin de compte sa propre inefficacité en générant trop de bruit, trop d'insatisfaction, trop de méfiance voire trop de consommation superflue. L'analyse des taux de clics sur les bannières internet, qui se sont littéralement effondrés en quelques années, est un bon indicateur de ce risque. Et la pertinence des messages liée au ciblage comportemental ne le protègera que temporairement de la lassitude inhérente à toute action répétitive.
De nouvelles approches et de nouvelles modes généreront des espoirs, et aussi des résultats, mais elles vont s'user à leur tour - de plus en plus vite sans doute - et nécessiter une remise en perspective et de nouvelles expérimentations.

Des marketeurs bicéphales

La capacité à ne pas se laisser enfermer dans ces techniques, aussi séduisantes soient-elles dans l'immédiat, permettra de distinguer les marketeurs les plus à même d'apporter de la croissance durable à leur entreprise. Car avant d'être un expert en gestion de données, un bon marketeur doit donner l'impulsion à l'ensemble de l'entreprise en comprenant les moteurs sociaux, culturels et psychologiques des achats, en identifiant les terrains sur lesquels elle a intérêt à se battre, en suscitant les innovations qui vont lui donner de l'avance par rapport à ses concurrents, en lui assurant de la distinction, etc.
De fait, si on a le sentiment que tout change radicalement, on s'aperçoit qu'il y a un paramètre qui ne change absolument pas : le consommateur continue à commander. Le grand enjeu, c'est de gagner sa confiance, donc sa préférence, et par là d'optimiser la part de porte-monnaie allouée à une même marque. Une confiance qui sera sans doute de plus en plus fondée sur la transparence et la volonté pour les marques de se situer toujours du côté des gens. Dans cette perspective, le succès des entreprises et de leurs marques dépendra de leur capacité à anticiper ce qui est, et plus encore ce qui sera, important aux yeux des gens, comme le fait d'être considéré comme un individu unique et non comme un numéro.

Le marketeur : un homme-orchestre

Face à cette exigence, la mission des marketeurs ne peut pas juste être le marketing dans le sens étroit auquel il est trop souvent réduit. Bien sûr, la maîtrise des données ou la capacité de gestion des relations avec les clients actuels resteront des rôles essentiels, pour lesquels les directions marketing devront se former aux techniques nouvelles et intégrer ou associer progres-sivement toutes les disciplines et tous les canaux qui contribuent à nourrir le lien entre leur marque et les gens. Mais leur responsabilité est bien plus grande que cela. Elle consiste avant tout à fixer une vision marketing qui génère de la valeur pour les entreprises à court, mais aussi à long terme, tout en convertissant efficacement leurs ressources marketing et humaines en résultats sonnants et trébuchants. Si on se projette vers l'avenir, l'enjeu pour les marketeurs ne se réduit pas à savoir comment les mécanismes fondamentaux du marketing vont évoluer, ni comment leurs compétences techniques doivent s'adapter au monde digital, mais comment l'impulsion qu'eux seuls peuvent donner constituera le moteur de la stratégie business de l'entreprise et assurera non seulement sa performance commerciale à court terme, mais aussi une croissance durable. Pour réussir cette mue, les marketeurs devront allier la logique business et financière de l'entreprise et leur capacité à prendre des risques pour anticiper et tirer le meilleur parti des évolutions en cours. C'est d'ailleurs pourquoi, dans certains groupes clairvoyants de l'autre côté de l'Atlantique, chez lesquels l'importance des directeurs marketing n'est plus à débattre, ils sont surnommés "Marketing's CEO".

Parier sur un rebond du marketing

C'est dans cette perspective que, dans la continuité de son prix de l'Audace Marketing, le pôle Marques & Médias de l'Association des Diplômés HEC a constitué un think tank sur l'évolution de la fonction marketing, piloté par Christophe Servais, ancien directeur marketing de Cisco France. Il ambitionne d'aider les marketeurs à démontrer leur valeur ajoutée et à justifier leur place au sein des instances décisionnaires des entreprises. Nous avons observé, au cours des années 2000, le travail de fond effectué par les services financiers et achats pour rationnaliser les procédures et les investissements et traquer les poches d'inefficacité. Cette démarche nécessaire et parfois excessive a eu des effets bénéfiques sur la ligne du bas des bilans et sur la satisfaction des actionnaires. Elle va approcher de son asymptote et les entreprises devront trouver un nouveau relais pour assurer une croissance saine. Notre conviction est que ce relais sera pris par ceux qui seront capables de décrypter et d'anticiper l'évolution de la façon de vivre des gens, autrement dit le marketing et son complément, la communication. Laissons le mot de la fin à un orfèvre en la matière, A.G. Lafley, qui fut CEO monde de Procter & Gamble jusqu'en 2010, quand il déclarait dans le cadre de l'ouvrage The Future of Marketing (2) : "Si nous écoutons de près les consommateurs, si nous comprenons leurs exigences et leurs besoins, si nous offrons des solutions simples, si nous délivrons des expériences et que nous établissons des liens qui ont du sens, alors nous les annonceurs, nous les créateurs de marques et les constructeurs de marques, nous les communicants, nous permettrons à nos business de croître et de se développer à long terme."
On ne peut mieux dire.

Notes

(1) IBM Global CMO Study 2011, menée auprès de 1 700 directeurs marketing, répartis dans 64 pays et 19 secteurs d'activité.
(2) The Future of Marketing - 50 interviews de CEO (The Marketing Society - 2009).
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