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Revue des marques : numéro 68 - Octobre 2009
 

Dépôt n'est pas sécurité

Source, gamme, produit… Toutes les marques n'ont pas la même solidité juridique.

Propos recueillis par Catherine GIRARD*.



Dépôt n'est pas sécurité
Le mot   "marque" ne reflète pas la dualité sémantique perceptible dans les pays anglo-saxons, où la brand relève de la stratégie marketing, et la trademark du territoire juridique. De la première est issue la hiérarchisation des marques, sources, ombrelles, gammes, lignes ou produits. Elle clarifie la lisibilité des familles de produits, et facilite le choix du consommateur. Elle est enprincipe sans incidence sur la solidité juridique de la seconde: les conditions de validité sont indépendantes de la place que l'entreprise attribue à une marque, cette place pouvant en outre évoluer dans le temps. Mais celamérite une attention plus poussée.

Importance de la "distinctivité"

Toutes les marques n'ont pas la même solidité juridique. La marque distingue l'offre d'une entreprise parmi la concurrence, et son titulaire en a le monopole d'exploitation. Elle est créée pour rallier la clientèle aux valeurs qu'elle représente, à travers l'offre, mais aussi au moyen du message véhiculé par la communication. Elle ne doit pas servir à bloquer un marché. Ce postulat relève du principe de saine concurrence. C'est pourtant un risque lorsque la marque se compose, intégralement ou partiellement, du nom commun, de la couleur ou de la forme intrinsèques, nécessaires ou usuelles du produit désigné. La marque est alors dépourvue de "distinctivité". Bien que potentiellement pertinente dans le cadre d'une stratégie mercatique, une telle marque est juridiquement vulnérable: le monopole sur le signe devient par symbiose le monopole sur l'offre. Sur le plan concurrentiel, cette situation est abusive, et les autres acteurs du secteur sont fondés à en contester la validité devant les tribunaux. Il ne faut pas perdre de vue que l'enregistrement d'une marque par l'INPI ne la met pas à l'abri d'une contestation ultérieure par "toute personne y ayant intérêt". Très attentifs à l'impact du monopole sur la concurrence, les juges accordent au mieux aux marques faiblement distinctives une protection limitée à leur défense contre la copie stricte. Au pis, ils les annulent, avec les conséquences négatives qui en résultent pour leur valeur comptable en tant qu'actifs incorporels. La recherche de la performance commerciale ne doit donc pas perdre de vue la solidité juridique. Les deux dimensions, marketing et juridique, sont intimement liées : la protection apportée par l'une étaie la construction de l'autre.

La recherche de la performance commerciale ne doit pas perdre de vue la solidité juridique. Les deux dimensions, marketing et juridique, sont intimement liées: la protection apportée par l'une étaie la construction de l'autre.

Difficultés liées aux "marques produits"

Dépôt n'est pas sécurité

Dépôt n'est pas sécurité
Les marques placées haut dans la hiérarchie mercatique ne sont en général pas exposées à ce risque. Si l'on excepte la démarche audacieuse, mais non accueillie par les tribunaux, qui contestait la distinctivité de la marque Coca-Cola au motif qu'elle est constituée des termes génériques des composantsde la boisson(1), celles qu'il est convenu d'appeler les grandes marques sont composées de signes verbaux, figuratifs ou le plus souvent complexes, sans rapport direct avec l'offre qu'elles désignent. Les autres marques, et particulièrement les "marques produits", sont plus vulnérables car elles ont vocation à la fois à faire émerger la marque parmi une concurrence parfois dense – l'encombrement des linéaires en témoigne – et à renseigner rapidement le consommateur sur la nature ou sur les qualités du produit qu'il a sous les yeux.

Leur construction utilise donc souvent des radicaux, préfixes ou suffixes fortement évocateurs de la nature, des composants, de la qualité ou de ladestination du produit ou du service. Ces éléments sont des points faibles sur le plan juridique, et il est impossible de les déposer tels quels. Il est possible de les intégrer à une marque, mais son titulaire ne pourra empêcher un concurrent de faire de même. Le sort des radicaux, préfixes ou suffixes faisant partie du vocabulaire courant ( "euro", "bio", "e-", "tique"…) est réglé depuis longtemps en ce sens. Les signes couramment employés dans un secteur doivent être utilisés avec prudence: même s'ils ne sont ni descriptifs ni génériques stricto sensu, les juges estiment qu'ils doivent rester à la disposition de l'ensemble de la profession : "village" pour des produits laitiers, "à l'ancienne" pour des préparations culinaires…

Un mot étranger est soumis à un examen bien structuré. L'INPI et les tribunaux tiennent compte de la compréhension possible par le public cible. Ainsi, le grand public est le référent pour un mot désignant un produit de consommation courante, et le professionnel est le référent pour un mot technique utilisé dans un secteur d'activité. Enfin, un mot étranger fréquemment employé en France n'a pas besoin d'être compris par le public, quel qu'il soit : il suffit qu'il le connaisse, même sans en comprendre le sens, pour que ce mot ne puisse être monopolisé par une entreprise.

Le néologisme est un paradoxe: le mot étant nouveau, il ne peut par définition être déjà le nom usuel du produit ou du service qu'il désigne.Mais les juges examinent sévèrement la construction sémantique. Ils ont de nombreuses fois annulé des marques se contentant d'associer des radicaux banals ou descriptifs pour forger un néologisme. Le code couleur est un paradoxe d'un autre genre, lorsqu'il désigne une catégorie de produits (telle la couleur dite jaune soleil pour les produits solaires). Issu d'une logique associant marketing et marchandisage, il n'a pas vocation à distinguer l'offre d'une entreprise parmi la concurrence, mais au contraire à l'en rapprocher, de manière à renseigner instantanément le consommateur sur la nature des produits regroupés, toutes marques confondues, sur les linéaires. En outre,ce rassemblement produit une impression de profusion favorisant l'achat (la pénurie fait fuir, l'abondance suscite la convoitise). Intégrer ce référent à une marque est possible, à condition de préciser la nuance, et la protection est circonscrite à cette nuance. D'une façon générale, la couleur blanche ne peut être revendiquée, car cette couleur neutre est largement utilisée en fond d'étiquette dans tous les secteurs d'activité.

Le conditionnement de certains produits sans forme ( liquides, poudres, granulés) peut lui aussi servir à en indiquer la nature. En écho ou en complément au code couleur, les familles de produits sont rassemblées dans des familles d'emballages. Comme une marque composée d'un mot usuel, une forme banale ne peut prétendre à la protection. Mais les juges européens sont allés plus loin, et ont refusé la protection d'emballages dont la forme n'est pas banale : pour eux, en donnantune forme auproduit, ils deviennent la forme du produit lui-même. La marque est alors composée de la forme intrinsèque du produit, et par conséquent ne peut être validée. En l'espèce, il s'agissait d'un flacon de lessive liquide dont la forme était innovante dans le secteur, donc nécessairement non banale. Mais la contrefaçon englobant les copies et les imitations, le valider comme marque aurait eu pour effet de priver les concurrents du droit d'utiliser non seulement des flacons identiques, mais également des flacons similaires. Un autre risque pour lamarque produit est la rançon du succès. Il arrive que le binôme signe-offre soit tellement fusionnel que le public finit par désigner le produit par la marque : dans la vie quotidienne, on dit "Bic" pour désigner un stylo, "Caddie" pour un chariot de grande surface, "Kleenex" pour un mouchoir en papier, "Thermos" pour une bouteille isotherme, etc. Le risque d'une telle popularité est que la marque devient le nom usuel du produit, perdant de fait sa distinctivité, et par voie de conséquence son statut de signe distinctif propriété exclusive d'une entreprise. La rançon du succès public est alors élevée, puisque par définition le nom usuel du produit appartient à tous, à commencer par les concurrents. La dégénérescence de la marque a pour effet de les autoriser à l'utiliser comme nom commun pour désigner leurs propres produits ou services. À l'instar de l'annulation pour défaut de distinctivité, les conséquences pèsent également sur la situation comptable de l'entreprise : la marque déchue peut difficilement prétendre à une valeur élevée dans le bilan. Pour éviter cette dépossession, le titulaire de la marque dispose de deux moyens d'action : rappeler régulièrement et publiquement qu'elle est une marque déposée et enregistrée, en sollicitant une publication par voie de presse, en assignant les utilisateurs, en l'associant systématiquement au produit dans ses propres documents publicitaires ou autres (rapport annuel, catalogue), en apposant les signes "®" ou "TM" à côté du nom ; diversifier l'offre, car multiplier les variétés de produits réduit mécaniquement l'association de la marque à un seul produit dans l'esprit des consommateurs.
Les signes couramment employés dans un secteur doivent rester à la disposition de l'ensemble de la profession.




Les juges européens ont refusé la protection d'emballages dont la forme n'est pas banale : pour eux, en donnant une forme au produit, ils deviennent la forme du produit lui-même.

Phénomènes de langue

Une marque doit faire preuve de prudence avec les tendances consommatoires : l'alimentation émotionnelle (fooding) fait partie des nouvelles habitudes alimentaires, le speed dating se généralise et le vintage fait référence à un style vestimentaire clairement identifié. Adoptés par les médias, repris par le public, ces mots largement popularisés deviennent rapidement usuels.Cela peut nuire aux marques éponymes, mêmedéposées avant l'émergence du phénomène : rattrapéespar le succès du mot, elles sont exposées au risque d'annulation, alors même que la dégénérescence qui les frappe n'est pas due à la rançon de leur succès.
Fruit du hasard ou pas, cette concomitance joue en leur défaveur : les tribunaux veillent en effet de plus en plus à ne pas maintenir un monopole qui s'avérerait pénalisant pour les concurrents. La prime au numéro un du marché ne doit pas entraver la vie des affaires.

Notes

(*) Enseignante en écoles de commerce, consultante en stratégie de marque, auteur de Protéger sa marque, Éditions Francis Lefèbvre, "Dossier pratique".
(1) CA Paris, quatrième chambre, 18 juin 1992, PIBD 1992 n°531, III, p. 550.
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