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Revue des Marques - numéro 64 - octobre 2008
 

De la régulation collective à l'arbitrage personnel

De la regulation collective a l'arbitrage

La phase de la modernisation de la consommation est achevée. Nous entrons dans l'ère de la consommation hédoniste et expérientielle appelée aussi “hyperconsommation”. La consommation pour soi prime la consommation ostentatoire.

Entretien avec Gilles Lipovetsky, agrégé de philosophie, professeur à l'université de Grenoble1

PROPOS RECUEILLIS PAR JEAN WATIN-AUGOUARD

Dans votre livre Le Bonheur paradoxal, essai sur la société d'hyperconsommation (Gallimard, 2006), vous analysiez l'homo consumericus. Quelles sont ses caractéristiques ?

Gilles Lipovetsky : Il n'y a pas de définition simple de l'homo consumericus, néoconsommateur ou hyperconsommateur. C'est un modèle théorique, modèle idéal au sens de Max Weber qui n'existe nulle part mais donne sens à ce qui change dans le monde contemporain. Ce néoconsommateur peut se définir comme une figure de l'hyperindividualisme, c'est un consommateur décroché des cultures de classe, plus en quête de plaisir, d'expérience et d'émotion que de standing social, mais c'est un consommateur anxieux.

Que signifie le mot “hyper” ?

G. L. : Le mot “hyper” signifie le démantèlement des anciennes limites. La logique est celle de la dérégulation. Dérégulation du temps : on peut acheter à n'importe quelle heure puisque le commerce est ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Dérégulation des espaces : on peut acheter n'importe où.
Dérégulation des classes : les riches s'habillent avec des jeans et les pauvres veulent des marques. Dérégulation des excès : il n'y a plus d'encadrement religieux, moral, cela entraîne des comportements d'addiction, de boulimie, d'obésité, des consommations pathologiques et compulsives. Cela pose les limites d'un consommateur dit responsable.

Comment est née la figure de l'hyperconsommateur ? Par rupture ou évolution lente ?

G. L. : La société de consommation a une longue histoire, qui débute autour des années 1880 et la naissance de la marque moderne, de la publicité, de l'emballage et de la production en série. Nous sommes en présence de la première figure du capitalisme de consommation, qui ne touche cependant que la bourgeoisie supérieure et s'achève avec la Seconde Guerre mondiale. Ce cycle I a transformé le client traditionnel en consommateur moderne, consommateur de marques, à éduquer et à séduire, notamment par la publicité. Cette phase a inventé la consommation-séduction, la consommation distraction. C'est en se débarrassant des comportements traditionnels, des normes puritaines, que s'est construite la consommation de masse. La vraie rupture date des années cinquante –même si certaines prémices se dessinent dès les années trente aux Etats-Unis –, quand s'ouvre le cycle II, identifié aux Trente Glorieuses et à la société d'abondance. La société de consommation de masse ne touche plus seulement les élites mais tout le monde, séduit par de nouvelles thématiques de consommation comme les vacances, l'évasion, le choix, le bien-être pour tous. Au marketing de masse succèdent des stratégies de segmentation centrées sur l'âge et les facteurs socioculturels.

Ces années sont également celles de la critique de la société de consommation…

G. L. : Paradoxalement, si cette société enclenche une dynamique d'individualisation, c'est son contraire, la standardisation, qui est mis en exergue et parfois critiqué par l'Ecole de Francfort (Marcuse et l'homme unidimensionnel, Guy De bord et la critique de la société du spectacle…).On dénonce les comportements grégaires, le totalitarisme mou qui étoufferait l'esprit critique, les individus, aliénés par la consommation, seraient entrés dans la logique du “on” (Heidegger), de l'anonymat social. L'homogénéisation, l'uniformisation des comportements, des goûts et des modes de vie, ne doivent pas occulter l'autre face du cycle II : l'univers de la consommation est le vecteur de la montée des valeurs de l'individualisme. La valorisation du bien-être, du plaisir, du choix a entraîné chez les individus une capacité de distanciation par rapport aux Eglises, aux partis politiques, aux institutions sociales en général.

C'est en se débarrassant des comportements traditionnels, des normes puritaines que s'est construite la consommation de masse. La vraie rupture date des années cinquante…

Mai 68, ou Janus ?

G. L. : Oui, les événements de mai 1968 expriment à la fois la lutte des classes, la guerre idéologique, la volonté de changer le système, mais aussi l'autre logique, celle de l'individualisme, de la liberté, de la sexualité libre, non coupable. Les cadres contraignants de la société rigide, disciplinaire, volent en éclats et laissent la place à une société centrée sur le désir. Les années 1970 sont, du côté de l'offre, marquées par une logique post-fordiste, une customisation des produits, des séries plus courtes. Du côté de la demande, l'individualisme, qui travaille depuis plusieurs années, sort du bois. Depuis les années 1980, nous sommes entrés dans le cycle III, qui se singularise par une hypersegmentation des produits, une individualisation des comportements et une consommation qui touche toutes les classes d'âge, de sept à soixante-dix-sept ans et plus. Aujourd'hui, il y a à la fois continuité et rupture. Continuité du capitalisme de consommation, mais rupture marquée par une dynamique d'individualisation plus importante qui débouche sur l'hyperindividualisme.

Les cultures de classe appartiennent-elles au passé ?

G. L. : La consommation fut longtemps régie par des normes de groupe : la classe ouvrière consommait différemment de la bourgeoisie. L'hyperconsommation est synonyme de dérégulation, les individus ne sont plus tenus à des comportements de classe, plus rien n'est illégitime. Le luxe n'est plus l'apanage des riches, ce n'est plus un autre monde mais un monde de rêve. L'impératif de distinction sociale existe toujours, particulièrement dans les pays émergents, mais il est moins pertinent dans les pays capitalistes. La consommation s'agence de plus en plus en fonction de fins et de critères individuels. C'est pourquoi je parle de “turbo consommateur”, clin d'œil au “turbo capitalisme” qui montre que le “néocapitalisme” a fait sauter les verrous des anciennes formes de régulation de la société libérale. Le comportement d'achat du consommateur, affranchi du poids des règles, n'est plus fondé sur des régulations collectives mais sur des arbitrages personnels. D'où l'avènement d'un consommateur volatil, zappeur, nomade, infidèle, décoordonné, qui peut par exemple s'habiller chez Zara aussi bien que chez Gucci.

Consommer ne signifierait donc plus se distinguer ?

G. L. : Deux modèles de consommation vont cohabiter. Le modèle traditionnel fondé sur la logique de distinction, de différenciation sociale (les néoriches), avec une consommation principalement statutaire, démonstrative (modèle de Veblen, Bourdieu), et le modèle fondé sur une consommation expérientielle et émotionnelle où la valeur d'usage des produits prime la valeur de prestige, où les objets “à vivre” sont préférés aux objets “à exhiber”. À la logique ostentatoire s'ajoute celle de la réappropriation des choses pour soi, qui donnent du plaisir pour soi. C'est une logique hédonistique et non honorifique. La consommation “pour soi ”a supplanté la consommation “pour l'autre”, l'“être” prime le “paraître”. L'hyperconsommation doit être vue moins comme une puissance d'aliénation que comme une puissance d'animation de soi.

Pourquoi cet hyperconsommateur est-il anxieux ?

G. L. : Il veut le zéro-défaut. En situation de surinformation, la santé prend une dimension capitale. On assiste à une médicalisation de la consommation et des modes de vie. L'époque est à la prévention, comme l'atteste le développement des pratiques sportives, alimentaires, hygiéniques. Les maîtres mots ne sont plus la jouissance mais la santé, la longévité, l'équilibre, la forme. Toutes les sphères de l'offre marchande sont redéfinies par l'impératif de santé. Mais l'anxiété vient aussi de l'anomie sociale, les individus ne sont plus encadrés par les religions, la politique et les cultures de classe. Ils sont, pour certains, à la recherche de nouvelles communautés, ce qui explique l'essor des sectes. Tous sont en quête de quelque chose que la consommation ne donne pas : la liesse collective, l'émotion, l'ambiance partagée, comme celles données par le Mondial, les fêtes de la musique…

Si les régulations collectives ont perdu de leur force, les pressions collectives, elles, perdurent. Les pressions ne viennent plus des classes sociales mais de normes comme la mobilité, la santé, la jeunesse, etc.

La fête d'aujourd'hui n'est plus comme celle d'hier, fête de rupture qui renversait volontairement et pour un temps les règles de la vie en société, c'est une fête qui prolonge les valeurs individualistes.

Comment expliquer la coexistence de l'individualisme et du conformisme de groupe, de l'aspiration à davantage de liberté et de la tribu d'appartenance ?

G. L. : Si les régulations collectives ont perdu de leur force, les pressions collectives, elles, perdurent. Les pressions ne viennent plus des classes sociales mais de normes comme la mobilité, la santé, la jeunesse, etc. Dans le cas des jeunes, le groupe exerce encore un poids déterminant dans les arbitrages de consommation. La consommation est ici très conformiste et invalide apparemment le modèle de la consommation individualiste. Apparemment, car les jeunes s'émancipent vis-à-vis de leur famille, et expriment ainsi un comportement individualiste à travers un véritable culte pour les marques.

Le consommateur n'est plus seulement récepteur, il devient émetteur. Quelles conséquences pour les marques ? Quels discours les marques de fabricants doivent-elles tenir, quand on sait le consommateur prompt à utiliser le blog pour rappeler la promesse de marque ?

G. L. : La prise de parole s'exerce et se diffuse partout sur la Toile. L'individu ne supporte plus d'être passif, il a besoin de parler. Les marques n'ont plus le monopole du discours sur elles-mêmes. Parallèlement, à mesure que le consommateur se montre moins obsédé par l'image qu'il offre à l'autre, ses décisions d'achat sont davantage tributaires de la dimension imaginaire des marques. Elles sont également justifiées par la logique d'anxiété : anxiété chez les jeunes de ne pas être à la hauteur, de ne pas être reconnus par leurs pairs, anxiété alimentaire qui se traduit par le besoin de produits authentiques, bio, ou de terroir. Face à la multiplication des normes, la marque sécurise et devient plus que jamais repère.

Notes

1 - Auteur de l'Ere du vide (1983), l'Empire de l'éphémère (1987), le Crépuscule du devoir (1992), la Troisième Femme (1997), le Luxe éternel (2003), les Temps hypermodernes (2004), le Bonheur paradoxal, essai sur la société d'hyperconsommation (Gallimard, 2006), la Société de déception (Textuel, 2006), Ecran global (Seuil 2007), la Culture monde (Odile Jacob, 2008).
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