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Revue des marques : numéro 62 - Avril 2008
 

Familles de marques la fin des privilèges

Certaines entreprises réservent et exploitent, à titre de marques, des signes apparentés, déclinés autour d'un dénominateur commun, que l'on a pour habitude de dénommer "famille de marques". Questions spécifiques.

Propos recueillis par Philippe RODHAIN*



Philippe Rodhain
Philippe Rodhain
La législation de certains pays favorise les "familles de marques" et permet même aux entreprises concernées de se soustraire à la sanction de la déchéance pour défaut d'exploitation de l'une de leurs marques, en s'appuyant sur l'utilisation d'un autre enregistrement semblable (en ce sens : Cass. Com., 14 novembre 2006).
Un arrêt récent de la Cour de justice des communautés européennes (CJCE) rappelle cependant que ce courant jurisprudentiel, que la France avait fraîchement fait sien, est en contradiction avec le droit communautaire des marques (CJCE, 13 sept. 2007, quatrième ch., aff. C-234/06 P).
D'autres États accordent par ailleurs un surcroît de protection aux marques d'une même famille, en prenant en compte le risque d'association ou de confusion indirecte susceptible de se produire, non pas par rapport à chacune des marques prise isolément, issue d'une même famille,mais au regard de la famille de marques,prise dans son ensemble. La haute juridiction communautaire va dans ce sens, tout en restreignant ce principe aux seules familles de marques véritablement présentes sur le marché considéré. L'actualité jurisprudentielle témoigne,si besoin était,de la méfiance des instances communautaires à l'égard de ces "familles de marques", en raison du soupçon qui pèse sur elles d'avoir, parfois, une finalité autre que celle de servir à distinguer réellement les produits ou services d'une entreprise. Selon l'esprit communautaire, il serait en effet illégitime, dans un régime d'économie libérale et concurrentielle, de permettre à un commerçant de revendiquer un droit privatif sur un signe non exploité et d'empêcher ainsi la concurrence d'en faire un libre usage. Les obligations positives d'exploitation qui pèsent sur les propriétaires de "familles de marques" s'en trouvent donc réaffirmées, ce qui d'évidence a un impact direct sur l'action en déchéance et l'appréciation du risque de confusion.
Il n'est pas possible "d'étendre, par la preuve de son usage, la protection dont bénéficie une marque enregistrée à une autre marque enregistrée, dont l'usage n'a pas été démontré, au motif que cette dernière, ne serait qu'une légère variante de la première"

Action en déchéance

Il est fréquent que des entreprises, préalablement au lancement d'un produit nouveau, déposent plusieurs marques semblables, s'articulant autour d'un même radical ou d'une même racine, dans le but inavoué de choisir, le moment venu, celles qu'elles exploiteront, et cela dans l'unique dessein de se constituer une sorte de droit à géométrie variable, afin de pouvoir faire évoluer en toute sécurité leurs campagnes de communication et de marketing. La question est donc de savoir quel est le destin de ces marques appartenant à une même famille,dont certaines ne seront pas exploitées. Les marques absentes sur le marché doivent-elles subir la foudre de la déchéance pour défaut d'usage pendant une période ininterrompue de cinq ans, ou doit-on, d'un point de vue juridique, considérer que l'exploitation de l'une vaut exploitation des autres marques apparentées ? Le problème diffère selon que l'on prend en compte les approches jurisprudentielles française ou communautaire.

Approche française
L'arrêt du 14 novembre 2006 rendu par la Cour de cassation est édifiant. La cour suprême a en effet consacré le spectaculaire revirement jurisprudentiel en matière de déchéance de marque intervenu au printemps 2006 (Cass. com. 14 mars 2006 n° 03-18.732 ; Cass. com., 14 mars 2006 n° 03-20.198, Cass. com. 14 mars 2006 n° 04-10.971).
De quoi s'agit-il ? Dans les trois premiers arrêts 2006, la Cour de cassation avait fait une lecture novatrice des dispositions de l'article L. 714-5 du Code de la propriété intellectuelle, en "exigeant seulement que la marque exploitée ne diffère de la marque enregistrée et non exploitée que par des éléments n'en altérant pas le caractère distinctif, peu important que la marque modifiée ait été elle-même enregistrée".

Ce revirement remarqué mettait donc un terme au courant jurisprudentiel selon lequel une pluralité de dépôts de marques voisines était synonyme, dans l'esprit du titulaire, du caractère inassimilable des différentes marques, de sorte que l'exploitation d'une marque voisine était sans effet sur la demande en déchéance (V. en ce sens : Cass. Ass. Plén. 16 juill. 1992 "Au Lotus"). A peine ancré dans le droit positif français, ce revirement est aujourd'hui battu en brèche par la jurisprudence de la haute juridiction communautaire, qui s'applique aux États membres et qui,prenant le contre-pied de la jurisprudence française, considère qu'il n'était pas possible "d'étendre, par la preuve de son usage, la protection dont bénéficie une marque enregistrée à une autre marque enregistrée, dont l'usage n'a pas été démontré, au motif que cette dernière, ne serait qu'une légère variante de la première" (CJCE, 13 sept. 2007, 4e ch., aff. C-234/06 P).

Approche communautaire

Par l'arrêt du 13 septembre 2007, la CJCE s'oppose farouchement à ce que l'exploitation d'une marque enregistrée puisse bénéficier à une autre marque analogue enregistrée, l'exception de l'usage du signe sous une forme modifiée ne pouvant s'appliquer que dans le cas spécifique où une seule marque est enregistrée. Autrement dit, à partir de l'instant où le monopole d'exploitation conféré à une marque est individuel et spécifique, sa conservation l'est tout autant, chaque marque enregistrée devant faire l'objet d'un usage distinct. Cette solution, qui renforce les obligations positives d'exploitation à la charge des propriétaires de familles de marques, fragilise indubitablement cette pratique, en permettant à toutes personnes intéressées de pouvoir user de l'action en déchéance. Au-delà de cette controverse jurisprudentielle entre les hautes juridictions française et communautaire en matière de déchéance pour défaut d'exploitation, nul doute que cette décision aura à terme une incidence directe en droit français positif.

La CJCE s'oppose à ce que l'exploitation d'une marque enregistrée puisse bénéficier à une autre marque analogue enregistrée, l'exception de l'usage du signe sous une forme modifiée ne pouvant s'appliquer que dans le cas spécifique où une seule marque est enregistrée.

Appréciation du risque de confusion

D'inspiration communautaire, la jurisprudence reconnaît un effet de "synergie"propre aux familles de marques,qui consiste en un élargissement du champ de protection des marques faisant partie de la série considérées isolément.

La notion de "familles de marques" peut être définie comme plusieurs marques disposant d'un dénominateur distinctif commun, à l'instar d'un nom de famille, qui a pour effet de sensibiliser le consommateur final au point que celui-ci est naturellement enclin à associer non seulement les marques individuelles, mais également "le nom de famille", et partant, toute la famille de marques et son titulaire.De la sorte,en portant le nom de famille de "la famille de marques"du titulaire, la marque tierce est apparentée, par assimilation, à cette même famille. Il s'agit là du risque d'association ou de confusion indirecte qui se caractérise, non pas par rapport à chacune des marques constituant la famille prise isolément, mais au regard de la famille appréhendée dans son ensemble.

Le risque d'association ou la confusion indirecte
La CJCE a réaffirmé que la notion de risque d'association n'est pas une alternative à la notion de risque de confusion, mais sert à en préciser l'étendue (V. en ce sens : CJCE, 11 nov. 1997, Sabel, C-251/95).Transposé aux familles de marques, ce risque d'association ou de confusion indirecte revient à s'interroger sur le rapprochement que le consommateur est susceptible de faire entre la famille de marques et la marque tierce, et sur la possibilité qu'il perçoive celle-ci comme un nouveau membre de cette même famille. Les effets bénéfiques qui s'attachent à la reconnaissance de l'existence d'une famille de marques, notamment l'extension bienveillante de la protection liée à chaque marque prise individuellement, sont néanmoins assujettis à la réunion de conditions existentielles auxquelles le propriétaire doit impérativement souscrire.

Les conditions existentielles d'une famille de marques
La reconnaissance de l'existence d'une famille de marques requiert la réunion de conditions existentielles cumulatives, d'une part, inhérentes à la structure familiale (conditions internes) et d'autre part, en relation avec la perception qu'en a le consommateur du fait de leur présence sur le marché (conditions externes).

Conditions internes
Tout d'abord, l'hypothèse d'une famille de marques suppose que l'élément commun des marques comparées possède, par nature et/ou par usage, le caractère distinctif nécessaire pour pouvoir servir, aux yeux du consommateur, d'indicateur principal de la gamme de produits ou de services. Pour obtenir le surcroît de protection conféré aux familles de marques, la jurisprudence exige que le titulaire justifie, non seulement qu'il est propriétaire des marques constituant la "famille", mais aussi que le consommateur reconnaisse l'élément commun propre à ces marques et l'identifie comme lié à une même entreprise.
Il convient d'ailleurs de souligner que la reconnaissance du droit qui s'attache à une famille de marques sera écartée si le dénominateur commun est plutôt faible ou si les autres éléments hexogènes des marques apparentées se révèlent être eux-mêmes dominants dans l'impression d'ensemble produite par ces signes. De même, une marque particulière ne peut être regardée comme faisant partie d'une famille que si l'élément commun des différents signes déclinés est pratiquement identique. Cette exigence s'applique aussi pour ce qui est de sa présentation et de son emplacement.

Conditions externes
Au-delà des caractéristiques propres à l'architecture des marques s'inscrivant dans les familles de marques, la reconnaissance de l'existence d'une telle famille suppose la présence effective sur le marché de la plupart de ces marques. En effet, comment appréhender le risque d'association ou de confusion indirecte si, d'évidence, le consommateur ignore, faute qu'elle soit présente sur le marché, la gamme des marques constituant une famille ? Le risque d'association et de confusion suppose donc que les marques soient bien présentes sur le marché et que le consommateur soit à même d'appréhender le tronc commun qui les unit. Ainsi, à défaut de la présence sur le marché de la famille de marques, le risque de confusion d'une marque tierce devra être apprécié, de façon classique, en comparant chacune des marques antérieures,prises isolément, avec la marque tierce.
Il convient de préciser que l'obligation mise à la charge du titulaire de la famille de marques n'implique pas son astreinte à rapporter la preuve de l'usage en tant que tel, de l'ensemble des marques apparentées, mais la nécessité pour lui de justifier de l'usage d'un nombre suffisant d'entre elles pour constituer une série individualisée de marques. En revanche, l'exploitation de seulement deux marques d'une même famille ne saurait constituer la preuve de l'existence de cette famille. Ainsi, en cas d'opposition à l'enregistrement d'une demande de marque communautaire fondée sur l'existence d'une famille de marques, l'opposant devra, à son initiative, justifier de l'usage d'un nombre suffisant de marques apparentées, qu'elles soient soumises, ou non, à l'obligation d'usage. On notera, à l'inverse, que l'INPI considère "qu'est extérieur à la procédure (d'opposition) l'argument de la société opposante tenant à l'existence d'une famille de marques dont elle est titulaire [...] le bien-fondé d'une opposition doit uniquement s'apprécier eu égard aux droits conférés par l'enregistrement de la marque antérieure [...]" (V. en ce sens notamment : INPI déc. opp, 31 janv. 2006, n° 05-2377).

En conclusion, on peut dire que tout en octroyant aux familles de marques une certaine plus-value, eu égard à la valeur des marques qui la composent, la jurisprudence communautaire (dont les incidences sur le droit français sont inéluctables) fait preuve,corrélativement, d'une grande sévérité, avec l'objectif, sans doute, de ne pas voir resurgir le spectre de la "marque de barrage". En fait, toutes les marques, y incluses celles appartenant à une même famille, sont logées à la même enseigne, c'est-à-dire assujetties au droit des marques sans autres privilèges.

Notes

(*) Conseil en Propriété Industrielle,mention "Marques et Modèles",Membre de la CNCPI.
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