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Revue des Marques - numéro 53 - Janvier 2006
 

Une autre idée du luxe

Contrairement aux idées reçues, le luxe n'est pas une exclusivité française et n'a aucun lien avec lux, la lumière. Son centre de gravité en termes de création et de consommation se déplace vers l'Asie.

Entretien avec Marie-Claude SICARD. Propos recueillis par Jean WATIN-AUGOUARD.


Une autre idée du luxe

Comment définissez-vous le concept de luxe ?

Marie-Claude Sicard : Dans nombre de colloques, livres et entretiens consacrés au luxe, la même origine est donnée au mot luxe : il viendrait du latin “lux” qui signifie “lumière”. C'est trop beau pour être vrai ! En réalité, le mot tire son origine de “lug”, racine indo-européenne qui a donné en français l'adjectif “lugubre”. Cette racine a été utilisée en latin pour des mots signifiant “se briser”, “se casser”, “se distordre” et pour toutes les manifestations liées au deuil, au chagrin. De manière plus générale, cette racine indique une idée de déviation, d'excès qui a donné “luxation” mais aussi “luxuriance” (végétation) et “luxure”. A la racine du luxe il y a donc un écart par rapport à la norme et, de ce fait, le luxe est toujours relatif. La définition “française” du luxe n'est donc ni celle des Américains ni celle des Asiatiques, et nous ne sommes pas les propriétaires du concept de luxe, ni plus légitimes que d'autres pour en revendiquer la paternité. Dans la liste des marques de luxe établie par les consommateurs américains, les premières ne sont pas françaises !

Pour définir la marque de luxe, vous préconisez de partir non du luxe mais de la marque et de l'empreinte.

M-C. S. : La marque est une empreinte inscrite dans l'esprit des consommateurs. Les marques de commerce sont l'une des applications du concept de marque au sens large, la trace, propre de l'homme, laissée dans son environnement. Ainsi, la marque de luxe fonctionne de la même manière que les autres marques, sur le modèle développé par la méthode de l'empreinte. Si l'on veut démontrer que le luxe est “un écart”, il faut donc démontrer que les marques de luxe le creusent beaucoup plus que les marques de mass market. A chacun des sept pôles(1) que j'ai définis et qui composent la méthode de l'empreinte, j'observe si le curseur est poussé au maximum. Quand c'est le cas pour quatre des sept pôles, alors on peut dire de la marque étudiée qu'elle est une marque de luxe. Cette méthode permet de répondre à la question de savoir si les marques comme Clinique, Clarins, Armani ou Ralph Lauren sont des marques de luxe. Chez les Français, la réponse est négative. Elle est positive chez les Américains. La méthode de l'empreinte permet de trancher le débat.

La définition “française” du luxe n'est ni celle des Américains ni celle des Asiatiques, et nous ne sommes pas les propriétaires du concept de luxe, ni plus légitimes que d'autres pour en revendiquer la paternité.

Dans votre livre “Luxe, mensonges & marketing” dont une prochain édition paraîtra en février prochain, vous analysez les deux grands modèles du luxe. Quelles sont leurs caractéristiques ?

M-C. Sicard : Pour le moment, on peut distinguer un modèle européen et un modèle américain, chacun issu des structures sociales, culturelles et économiques de leur zone géographique. Le luxe européen se définit par sa structure en pyramide qui reproduit le modèle politique monarchique qui fut pendant longtemps celui de l'Europe, la valeur suprême étant située tout en haut de la pyramide. Au sommet de la pyramide du luxe figure donc la création exceptionnelle, le produit unique, le chef-d'œuvre qui donne son sens à tout l'ensemble. Au bas de la pyramide, les produits sont destinés à une clientèle plus large. Dans le modèle européen, l'écart est donc vertical. Tout autre est le modèle de luxe américain qui ressemble plutôt à une galaxie et se constitue non pas à partir d'un produit mais à partir d'une idée, d'un style de vie tel que l'univers Wasp (white anglo-saxon protestant) chez Ralph Lauren ou la mythologie new-yorkaise chez Dona Karan. Les déclinaisons sont autant de planètes tournant autour du centre de la galaxie. L'écart est ici horizontal et aucune ligne de produits ne peut se prévaloir d'une supériorité sur une autre, mais seulement d'une antériorité. Ralph Lauren apporte autant de soin à promouvoir sa ligne de peintures décoratives qu'au lancement d'un nouveau parfum. L'approche est plus démocratique dans le modèle américain. Les deux modèles, pyramide et galaxie, sont également fondés sur des principes religieux. En gros, le modèle pyramidal s'est développé dans des sociétés catholiques avec un goût prononcé pour l'apparat, le style baroque, grandiose, et le modèle galaxie dans des sociétés protestantes, moins ostentatoires, plus égalitaires et au style plus classique, plus sobre.

Un troisième modèle est-il possible ?

M-C. Sicard : C'est la question qui se pose au sujet de l'Asie et plus particulièrement de la Chine où le troisième modèle pourrait émerger même si le mot “luxe” n'existe dans aucune des langues japonaise ou chinoise. Si l'implantation des grandes marques occidentales au Japon est un fait ancien, elle ne s'est pas traduite par une volonté des Japonais de créer leur propre marque de luxe exceptées quelques rares cas comme Shiseido ou Issey Miyake. En Chine, l'heure est aux interrogations. Les marques occidentales suscitent une véritable passion depuis une dizaine d'années, mais le modèle chinois se distingue du modèle japonais tant par le nombre des nouveaux consommateurs que par la rapidité d'adaptation. Si les Chinois sont, pour l'heure, acheteurs de marques occidentales, ils peuvent, demain, être fabricants de leurs propres marques et exportateurs. Vont-ils franchir le pas dans le domaine de luxe, quand et avec quel modèle ? Si, aujourd'hui, la consommation de luxe relève encore de l'ostentation et donc du modèle pyramidal européen, demain, une nouvelle génération plus portée vers l'individualisme et le plaisir personnel se tournera peut-être vers le modèle américain. La présence d'étudiants chinois dans les écoles de commerce américaines et l'acquisition des techniques de marketing auront des incidences sur le choix du modèle de marque qui puisera certainement dans l'histoire ancestrale de la Chine. On peut émettre l'hypothèse que les deux modèles cohabiteront : le modèle pyramidal pour les métiers historiques de la Chine impériale tels que ceux de la soie, de la porcelaine et des métaux précieux et le modèle américain pour l'univers de la mode ou les cosmétiques. La Chine marchera donc sur “les deux jambes” comme le préconisait un slogan maoïste !

Clinique, Clarins, Armani ou Ralph Lauren sont-elles des marques de luxe ? Chez les Français, la réponse est négative. Elle est positive chez les Américains. La méthode de l'empreinte permet de trancher le débat.
Une autre idée du luxe

La démocratisation du luxe est-elle une vue de l'esprit ?

M-C. Sicard : Si le lancement dans les années 1950 de collants Dior dans les grands magasins américains ou des Must de Cartier dans les années 1970 participe de la “démocratisation” du luxe, il faut néanmoins nuancer le propos. Ce qu'on observe avec certitude, c'est une forte croissance du nombre de gens qui ont davantage d'argent et qui peuvent donc acquérir des objets de luxe. Pour autant, faut-il vraiment parler de “démocratisation” ? Les produits et les services de luxe ne sont pas tous moins chers qu'avant. Par exemple, selon la méthode Fourastié qui apprécie le prix d'un bien en fonction du nombre d'heures de travail d'un ouvrier pour l'acquérir, il faut plus d'heures aujourd'hui que dans les années 1950 pour acheter un foulard Hermès. Il est vrai que certains grands noms du luxe proposent aujourd'hui des gammes plus accessibles et de plus en plus larges jusqu'à risquer de quitter le territoire du luxe comme Cardin. En sens inverse et parallèlement à la “démocratisation” du luxe, on assiste à un renouveau du luxe “hors de prix” dans la joaillerie, les yachts, les avions privés et l'immobilier haut de gamme, le nombre de milliardaires ayant beaucoup augmenté dans le monde depuis dix ans, surtout en Russie, Chine, Inde, Brésil et aux Etats-Unis.

Le luxe européen se définit par sa structure en pyramide qui reproduit le modèle politique monarchique. Au sommet figure la création exceptionnelle, le produit unique, le chef-d'œuvre qui donne son sens à tout l'ensemble. Au bas de la pyramide, les produits sont destinés à une clientèle plus large.

Comment étendre son territoire sans perdre son âme ?

M-C. Sicard : Certaines marques ont plus de facilité que d'autres pour étendre leur territoire, particulièrement celles qui relèvent du modèle en galaxie. Les balles de tennis ou les peintures pour la maison signées Ralph Lauren sont légitimes par rapport à son univers, dont le point de départ est très large (une façon de vivre, un certain décor, un certain comportement). Quand, au contraire, le point de départ est matériel et très condensé (un vêtement, du parfum, du cristal), c'est possible mais plus difficile. Avant-gardiste dans l'univers de la mode, Cardin n'a aucune légitimité dans celui des sardines en boîte, des stylos ou des lunettes de WC. S'il avait conservé sa vision des choses et proposé par exemple des stylos innovants, futuristes et de très grande qualité, il aurait pu maintenir des prix élevés, une image pointue et un positionnement luxe. Inversement, Chanel vient de signer des boules de pétanques à 1.295 e. A priori, rien dans son univers ne justifie une extension aussi fantaisiste, sauf une attitude qui fut dès l'origine celle de Coco Chanel : le refus des conventions, l'insolence, et du snobisme bien assumé.

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Une autre idée du luxe

Que recouvre le concept de “nouveau” luxe ?

M-C. Sicard : C'est une nouvelle façon de parler de la dématérialisation du luxe, phénomène observable depuis une dizaine d'années. Les consommateurs définissent le luxe en rapport avec ce qui leur manquent dans la vie quotidienne : le temps, l'espace, le silence, le bien-être, la liberté… Cela explique la montée en puissance des services dits de luxe comme les spas, les clubs privés, les “secrétariats” ou “conciergerie” virtuels attachés par exemple à certaines cartes de crédit ou au téléphone Vertu, tout ce qui facilite ou adoucit la vie courante. Plus on est bas dans l'échelle des revenus, plus on privilégie les objets, le luxe matériel ; à l'inverse et très logiquement, plus on monte, plus on privilégie la qualité de vie, c'est-à-dire un luxe immatériel – excepté, bien sûr, chez les nouveaux riches, adeptes non pas du “nouveau” mais bien de l'ancien luxe, le plus traditionnel et le plus voyant.

Le modèle de luxe américain ressemble plutôt à une galaxie et se constitue non pas à partir d'un produit mais à partir d'une idée, d'un style de vie tel que l'univers Wasp (white anglo-saxon protestant) chez Ralph Lauren ou la mythologie new-yorkaise chez Dona Karan. Les déclinaisons sont autant de planètes tournant autour du centre de la galaxie.

Comment les marques de luxe peuvent-elles entrer en relation avec les nouvelles générations qui ont grandi avec Internet ?

M-C. Sicard : Cela ne pose pas de problème aux marques de luxe les plus jeunes et les plus innovantes, comme Nespresso, Longchamp ou Jean-Paul Gaultier. Les autres ont bien du mal à maîtriser l'outil Internet. Du reste, elles n'essaient pas vraiment. Sur son site, Rolex se raconte mais ne vend rien. Vuitton, Dior ou Hermès ont ouvert des sites marchands, mais ils n'y vendent que très peu de choses, et le contact est à peu près aussi ludique et convivial qu'avec la Banque de France. Toutes ces marques plaident évidemment l'impossibilité d'offrir, sur le Net, un service et une ambiance aussi raffinés que chez elles. Pure hypocrisie, puisqu'elles n'hésitent pas à descendre parfois jusque dans la rue, voire dans le métro (où l'on ne peut guère parler de raffinement) par le biais de leurs campagnes de publicité. Alors pourquoi utilisent-elles tant les mass médias, et si peu Internet ? Parce que les mass médias travaillent à sens unique, donc elles peuvent y contrôler leur discours, ce qui serait impossible si elles jouaient vraiment le jeu d'Internet où la logique est égalitaire, voire libertaire. Et quand on se prend pour un prince au sommet de sa tour d'ivoire, on ne descend pas dans l'arène des jeux du cirque. Donc, il n'y a pas de forums sur les sites des marques de luxe, du moins celles qui relèvent du modèle pyramidal, c'est-à-dire monarchique. Les autres ont moins de réticences à engager le dialogue avec les jeunes Internautes, elles leur offrent ce qu'ils ont l'habitude d'y trouver : des jeux, des surprises, des espaces d'expression. Les nouvelles générations feront ainsi l'expérience du “friendly luxury” qui se profile à l'horizon, selon les analystes du secteur, un vrai nouveau luxe, celui-là, auprès duquel la visite aux tours d'ivoire risque fort de leur apparaître comme une curiosité d'un autre temps.

Notes

(1)Le pôle physique, le pôle du temps, le pôle de l'espace, le pôle des normes, le pôle des positions, le pôle des projets, le pôle des relations.
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