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Revue des Marques - numéro 53 - Janvier 2006
 

Du luxe ostentatoire aux luxes émotionnels

La consommation de luxe suit la transformation plus large du rapport à la consommation et le recul des logiques d'ostentation, au bénéfice de logiques plus centrées sur l'émotionnel, l'expérientiel et le sensualisme.

Entretien avec Gilles Lipovetsky *. Propos recueillis par Jean WATIN-AUGOUARD.



Selon vous, le luxe ne serait pas, contrairement à une idée reçue, le propre des civilisations développées. Le “superflu” existait-il déjà chez les chasseurs-cueilleurs du paléolithique ? Quel était à l'époque le rôle du luxe ?

Gilles Lipovetsky : Le luxe n'est pas le propre des sociétés développées puisque c'est un phénomène universel. Dans toutes les sociétés connues, même les plus primitives sur le plan économique, des traces en portent témoignage telles que les fêtes. L'éthos du luxe est fondé sur la non prévoyance, la dépense ostensible. Le luxe a alors deux fonctions, étudiées par Malinowski et Mauss : une fonction classique, honorifique selon laquelle c'est par l'intermédiaire de l'échange que l'on conquiert et affirme sa place de chef dans la société. Le chef est celui qui donne et acquiert ainsi le prestige grâce au luxe. Mais on ne peut réduire le luxe à sa seule fonction de construction statutaire. Le luxe a un lien avec le sacré, les forces invisibles notamment à travers les fêtes : dépenser par excès permet de recomposer l'origine du monde qui se construit toujours par le chaos, la destruction. La renaissance du monde passe par la fête et donc le luxe grâce à sa fonction magique. On peut donc observer que le luxe n'est pas né uniquement de l'évolution des forces économiques et techniques. Notre conception historique du luxe est par trop matérialiste : la religion est une des raisons de l'émergence du luxe comme l'atteste la symbolique du carnaval où l'on commence par dépenser pour que l'abondance soit possible. Le luxe permet de s'allier avec les forces invisibles, avec les morts qui nous jalousent. Le rituel est identique avec les dieux qu'il faut combler de cadeaux et de sacrifices. Pendant très longtemps le luxe sacré fut le plus ostensible.

Un deuxième temps s'ouvre avec la naissance de l'Etat et la hiérarchisation imposée entre les individus. Le luxe deviendrait donc un signe de distinction ?

G.L. : Comme l'a démontré Max Weber, le luxe n'est ni aléatoire ni contingent, il accompagne de manière inévitable et nécessaire l'inégalité parmi les hommes, il est la transcription de la hiérarchie entre les nobles et les manants. Le luxe est alors le corrélat de l'organisation inégalitaire de la société. C'est la raison pour laquelle c'est un phénomène universel. Point de société étatique-hiérarchique sans l'escalade des signes fastueux de l'inégalité sociale, sans les surenchères ruineuses et les rivalités de prestiges, sans l'impératif de la dépense ostensible. Le noble qui ne dépense pas est rejeté.

De quand datez-vous la naissance du luxe moderne ? Quelles sont ses caractéristiques ?

G.L. : Jusqu'au milieu du XIXe siècle, l'univers du luxe fonctionnait selon un modèle de type aristocratique et artisanal. Tout bascule avec la modernité et l'irruption de la haute couture dont les fondements ont été posés par Charles Worth. Le grand couturier apparaît comme un créateur libre et indépendant. Il était aux ordres, il impose maintenant souverainement ses modèles et ses goûts aux clientes métamorphosées en consommatrices dépossédées d'un réel droit de regard. L'âge moderne du luxe, associé à un nom, à une individualité exceptionnelle, à une maison commerciale riche de prestige, voit triompher le couturier délivré de son ancienne subordination à la clientèle et affirmant sa nouvelle puissance à diriger la mode. L'offre commande. L'âge d'or du couturier artiste et démiurge est né : il va durer cent ans. Ce n'est plus seulement la richesse du matériau qui constitue le luxe, mais l'aura du nom et renom des grandes maisons, le prestige de la griffe, la magie de la marque. Avec la haute couture, le luxe devient pour la première fois une industrie de création davantage destinée aux femmes qu'aux hommes. Ce luxe est moderne également car on assiste à la naissance du schéma qui oppose le modèle à la copie. Pour la première fois, et sur fond de logique industrielle, un modèle est recopié à quelques centaines d'exemplaires.

Le luxe n'est ni aléatoire ni contingent, il accompagne de manière inévitable et nécessaire l'inégalité parmi les hommes, il est la transcription de la hiérarchie entre les nobles et les manants. Le luxe est alors le corrélat de l'organisation inégalitaire de la société.

Avec l'élargissement de la consommation, le luxe ne semble plus réservé à une élite, comme l'atteste, au travers des marques, sa forte présence dans l'univers de la communication. Pour autant, le luxe semble encore analysé sous l'angle de la distinction sociale, de la réussite et de l'ostentation. Est-ce toujours pertinent ? Les “temps hypermodernes” et la “société d'hyperconsommation” modifient-ils la pensée du luxe et de quelle manière ?

G.L. : Nous sommes entrés dans l'âge de l'individualisation du luxe qui marque une inflexion et non une rupture comme on le pense trop souvent, avec la logique de distinction sociale théorisée par Veblen et reprise par Bourdieu. La logique ostentatoire ne disparaîtra jamais, ne serait-ce pour les nouveaux riches, ceux de la Russie, de la Chine et de l'Inde. L'analyse que je propose concerne le modèle européen où, sur fond de démocratisation d'une certaine forme du luxe, on observe des logiques plus qualitatives, émotionnelles qu'ostentatoires, fondées sur la quête de la qualité de vie, l'esthétisation des comportements de consommation. Ainsi les voitures de luxe communiquent peu en termes d'ostentation et davantage sur les notions de sécurité, de calme et de volupté de la conduite ; les premières classes en avion sont valorisées par la notion d'espace, les spas de luxe par le bien être. Ajoutons une nouvelle catégorie de consommateurs qui arbitrent leurs dépenses en fréquentant le matin un hard discount et le soir un restaurant étoilé. Désormais, ce qui importe, ce n'est plus de défier l'autre mais de se faire plaisir pour soi. La jouissance est intérieure et c'est le grand virage de l'hypermodernité. La distinction est alors plus narcissique que sociale. Il s'agit moins de montrer aux autres que de jouir en privé de biens que l'on aime pour leur rêve. On achète des marques de luxe non plus en raison d'une pression sociale mais en fonction des moments et des envies. La consommation de luxe ne fait qu'exprimer une transformation plus large du rapport à la consommation et le recul des logiques d'ostentation, au bénéfice de logiques plus centrées sur l'émotionnel, l'expérientiel, le sensualisme du rapport aux choses. Témoignage de ce nouvel âge du luxe : Denis Tito, milliardaire américain et premier touriste spatial de l'histoire, a dépensé plus de vingt-deux millions de dollars pour passer une semaine dans la navette spatiale.

Assiste-t-on à une “démocratisation” du luxe ? N'est-ce pas contradictoire avec l'impératif, pour le luxe, de créer une distance ? Peut-on et doit-on rendre “l'inaccessible”, “accessible” ?

G.L. : Le luxe n'est plus unique mais pluriel comme en témoigne sa segmentation. Le luxe dit “accessible” est celui de l'univers des parfums, de la maroquinerie, des accessoires, des cosmétiques : un consommateur européen sur deux achète une marque de luxe au moins une fois par an. Ici, l'aventure du luxe ne fait que commencer comme l'atteste la stratégie des marques de luxe qui étendent leur offre dans ces univers. Il existe également un luxe “semi inaccessible” tel que le prêt-à-porter Chanel ou Dior. Enfin le luxe “inaccessible” est celui des yachts, des rivières de diamants, des Rolls Royce… Les marques de luxe entendent aujourd'hui être présentes sur les trois catégories de luxe.


 Du luxe ostentatoire aux luxes émotionnels

Le luxe est-il toujours dominé par une consommation féminine ?

G.L. : Il l'est depuis le XVIIIe siècle et la mode a accentué cette domination au XIXe siècle. Aujourd'hui, le luxe est porteur de valeurs féminines comme la sensualité, la douceur, la beauté, l'esthétisme, le charme. L'objet de luxe se féminise comme l'atteste, par exemple, les campagnes de communication des voitures, emblèmes masculins, qui ne mettent plus l'accent sur la vitesse mais sur le confort intérieur et le sensualisme.

Le luxe permet de s'allier avec les forces invisibles, avec les morts qui nous jalousent. Le rituel est identique avec les dieux qu'il faut combler de cadeaux et de sacrifices. Pendant très longtemps le luxe sacré fut le plus ostensible.

Dans votre livre “Le luxe éternel”, vous écrivez que : “du fait de son rapport à la continuité et au “hors temp”, le luxe d'aujourd'hui n'est pas sans analogie avec la pensée mythique immémoriale”. Est-ce une manière de recréer des racines, de renouer avec le temps des grands récits pour conjurer “L'Ere du vide” et “L'empire de l'éphémère” ?

G.L. : Il ne faut pas analyser le luxe uniquement sous l'angle de la logique sociale de distinction. Il y a dans l'amour du luxe un rapport au temps. Quand on achète un diamant, un produit griffé, on achète des marques qui s'inscrivent dans le temps, on veut conjurer l'obsolescence des choses, l'absence de substance. Les marques l'ont bien compris qui construisent une légende sans pour autant s'y enferrer au risque de passer pour archaïque. Le jeu entre l'éternel et le périssable s'observe aussi bien du côté de l'offre que du côté de la demande. Du côté de l'offre parce que la marque de luxe qui s'inscrit dans le temps a besoin de racines et doit le rappeler mais doit aussi constamment innover ; du côté de la demande, l'hyper consommateur de luxe est certes à l'affût de son bien être mais attend de certains produits qu'il lui donnent une dimension d'éternité.

La consommation de luxe ne fait qu'exprimer une transformation plus large du rapport à la consommation et le recul des logiques d'ostentation, au bénéfice de logiques plus centrées sur l'émotionnel, l'expérientiel, le sensualisme du rapport aux choses.

 Du luxe ostentatoire aux luxes émotionnels


Comment expliquer que le luxe semble échapper à la critique adressée à la société de consommation, quand certains avancent la menace, du moins pour la France, de la fracture sociale ?

G.L. : Seule exception : les 4X4 ! Les consommateurs ont, dans ce cas, compris, que le vrai problème n'est pas tant la consommation de produits de luxe que l'impact sur l'environnement. Le luxe, synonyme de qualité de vie, de bien être, n'est pas dans la ligne de mire des mouvements qui condamnent la société de consommation. La démocratisation des désirs de luxe se substitue à l'envie de luxe. Tout le monde veut accéder au luxe. La société de consommation a fait son oeuvre en diffusant très largement le goût du mieux vivre, celui des marques comme expression du bien être. Preuve de leur désir, la contrefaçon, désir d'appropriation de l'objet et traduction de la consécration du luxe et non sa diabolisation.

Il y a dans l'amour du luxe un rapport au temps. Quand on achète un diamant, un produit griffé, on achète des marques qui s'inscrivent dans le temps, on veut conjurer l'obsolescence des choses, l'absence de substance.


Notes

(*)Professeur agrégé de philosophie, auteur de L'Ere du vide, Gallimard 1983, L'Empire de l'éphémère, Gallimard, 1987, Le Crépuscule du devoir, Gallimard, 1992, La Troisième femme, Gallimard, 1997, Le Luxe éternel, Gallimard, 2003, Les Temps hypermodernes, Grasset, 2004.
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