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Revue des Marques - numéro 51 - Juillet 2005
 

La tentation de la contrefaçon dans le luxe

La tentation de la contrefaçon dans le luxe

Les grands déterminants du luxe et leurs paradoxes nous donnent un éclairage sur la problématique actuelle de la contrefaçon, et sa possibilité même dans l'esprit des individus.

Par Danielle RAPOPORT*

Le luxe est par essence positionné dans le registre du désir. Désir de “l'avoir” par la possession de l'objet dans le paraître, aux fins de démarcation et de distinction et aux conditions de la reconnaissance par l'autre, l'initié. Désir “d'être plus”, dans ce choix créateur qui aura été fait de dépenser sans compter pour de la rareté et de l'unique. Ce sont des paradoxes du luxe, son incarnation et sa transcendance, ce “pour soi” et “pour l'autre” sachant (me) reconnaître et confirmer mes choix. C'est l'acception d'une catégorie du luxe à la fois classique, statutaire, parfois ostentatoire, qui met en jeu un processus de distinction référant au dépassement de sa classe - désir du “peuple” d'être “bourgeois”, du bourgeois d'être “aristocrate”, du “Roi” qui voulait être “Dieu”. Mais échapper à sa classe d'origine n'est pas facile car elle vous rattrape au tournant quand vous endossez, comme dans la contrefaçon, les faux habits du luxe.
Le luxe repose sur le principe de création et d'unicité, que
ce soit à travers un créateur, une griffe, une marque, un mode particulier de distribution, parfois initiatique… Ce qui implique sa non-reproductibilité, dans une conception “artisanale” du travail, métaphoriquement celui de la main, de l'humain dans sa part créative et transcendante. Cette unicité rend compte du lien direct entre le “créateur”, sa création et son acheteur. Elle s'oppose à la mécanique de la contrefaçon qui fonctionne sur deux paramètres antinomiques au luxe : la copie et sa reproduction massifiée et à l'identique. La matérialité du luxe donne à son prix une autre valeur, car dans le luxe, “on ne compte pas”, le “noble” n'est pas le “négociant”. Elle ouvre aussi à du symbolique dans un “plus d'être” et de lien, établi par la règle de l'échange : travail contre argent, reconnaissance et respect réciproque de celui qui fait et de celui qui accède.
La part immatérielle du luxe se joue à travers deux instances fondatrices, le désir et le paradoxe du temps. Le luxe “historise” le temps, réfère au passé comme valeur sûre et fondatrice de la marque, il s'inscrit dans le présent et produit du futur - pérennité, bonification, valorisation - C'est aussi du “hors temps”, dans l'atemporel du rêve et de la création. Et le temps en soi est aujourd'hui le luxe suprême, car il est éminemment personnalisable et renvoie le sujet à la création de son propre temps. Alors que dans la contrefaçon, le registre d'élévation se dilue dans la répétition, la perte de l'origine et son dévoiement dans une non-histoire, une non-création, une envie plus qu'un désir.

La familiarité des individus avec le système de l'offre et des prix leur a permis d'élaborer des stratégies de compromis efficaces, pour à la fois posséder un bien et élever “la copie” au rang de la marque d'origine.

Pourquoi les acheteurs avertis cèdent aux sirènes de la contrefaçon ?

La familiarité des individus avec le système de l'offre et des prix leur a permis d'élaborer des stratégies de compromis efficaces, pour à la fois posséder un bien et élever “la copie” au rang de la marque d'origine.
Premier facteur d'explication : la peur de la perte
Pouvoir d'achat en baisse, perte des valeurs protectrices qui l'adossaient à des institutions rassurantes, le consommateur élabore des stratégies individuelles d'auto-protection dans une mécanique interne complexe d'autonomisation et de revendication, qui s'appuie sur une des grandes peurs individuelles, celle de la perte. Avec en contrepartie le besoin de reconnaissance, de création de liens et de rêves, sans vouloir nécessairement en payer le prix, associé à un des aspects négatifs de la dépense… la perte.
Deuxième facteur : le soupçon et le rejet des responsabilités
Une autre explication réside dans l'absence de co-reconnaissance respective de l'offre et de la demande, qui a fait place au soupçon et au rejet des responsabilités par manque d'exemplarité de “l'autre”. Se sont développés des compromis astucieux pour dépenser moins en attendant plus, et des exigences fortes vis-à-vis de marques dont on n'attend finalement rien et à qui l'on en veut pour ces mêmes raisons. Dès lors, pour récupérer du pouvoir, du plaisir et de la reconnaissance, le consommateur arbitre entre pouvoir et vouloir d'achat, et accepte de se laisser séduire si cela renforce sa posture identitaire, ses savoirs et son désir, sans se laisser déposséder, pour sortir gagnant de cette “transaction”. Pas de “gratuité” dans cette posture où tout se négocie, mêlant le compromis et l'opportunisme au désir d'appropriation. Ces stratégies personnelles se sont renforcées par une forte remise en cause des marques à qui l'on ne reconnaît plus le privilège d'une valeur immatérielle ajoutée différenciante, où le travail de création est souvent absent. Les vendeurs de simulacres se sont engouffrés dans cette béance, avec en conséquence une valeur d'échange ternie, et les fondations du luxe ébranlées. La contrefaçon agit en effet de manière à pervertir le système dans la non reconnaissance du lien entre travail et prix, la déflation de la valeur de soi et de l'autre, la banalisation du mode d'accès, l'interchangeabilité d'un produit non innovant, “trop” disponible, moins engageant.
Troisième facteur : les évolutions de l'offre
L'offre a évolué vers une confusion des genres : Karl Lagerfeld crée aujourd'hui pour H&M, et dans le même temps des produits de grande consommation s'approprient les codes du luxe (séries limitées - marketing de la rareté). Si cette démocratisation du luxe a du bon, elle peut pervertir aussi ses repères. D'autant que les contrefacteurs imitent si bien l'original que la différence est parfois imperceptible et le consommateur en devient victime. Posons en tous cas la question de savoir pourquoi un objet “unique” peut-il être contrefait, au point de ne pouvoir être distingué de l'original ? Pourquoi les marques de luxe ont-elles “permis”, par manque de création, d'exigence, de fidélité à leur histoire et d'innovation, à la contrefaçon de se développer ? Il y a là un manque “d'être” chez les unes et une force de moyens chez les autres… d'où la tendance actuelle de dé-démocratiser le luxe pour en redéfinir les codes.

La contrefaçon agit de manière à pervertir le système dans la non reconnaissance du lien entre travail et prix, la déflation de la valeur de soi et de l'autre, la banalisation du mode d'accès, l'interchangeabilité d'un produit non innovant, “trop” disponible, moins engageant.

Pour conclure…

La contrefaçon du luxe renvoie, en négatif, aux questions essentielles de la valeur, de la création, de l'échange et de la reconnaissance de la marque. Elle pervertit la règle du besoin et du désir et signifie la fragilisation du lien entre la marque et le consommateur. Ce qui conduit à s'interroger sur le statut d'une marque qui peut être imitée et à la question du prix à payer pour l'obtenir. Enfin, la contrefaçon questionne la dimension du sujet lui-même : est-on “vrai” ou “faux” avec soi-même lorsque l'on adopte des stratégies personnelles de valorisation et d'auto-protection… comme dans l'achat de contrefaçon ? De quoi est-on victime ou coupable ? De vouloir paraître dans une société d'apparence, acquérir un statut sans en avoir le pouvoir d'achat dans une société de tant d'inégalités ? Qui trompe qui ? Ces questions doivent être posées pour relativiser la responsabilité du consommateur de contrefaçon averti, tout en mettant l'accent sur la nécessité pour les marques et les institutions responsables de travailler “exemplairement” à une prise de conscience collective.
Quant aux nouvelles formes du luxe - art de vivre, temps, oisiveté…- elles ne peuvent être contrefaites, mais elles requièrent, pour leur accès, plus que de l'argent. Car ce sera aux individus de savoir habiter ces espaces et ces temporalités rares et précieuses et de faire en sorte qu'elles le restent.

Le marché de la contrefaçon a été multiplié par 4 en un an et représenterait environ 15 % du commerce mondial malgré les mesures prises par le gouvernements.

Notes

(*) Psychosociologue, Directrice de DRC, études des modes de vie et de la consommation

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